BALUM
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Première bouteille à la mer - juillet 2003

  Les réjouissances du départ

Musique : Henry Purcell / Alfred Deller - Music for a while
Souad Massi - album Deb

Gamin, je n'ai jamais rêvé de bateau. J'avais lu comme tous mes copains les histoires de Barbe Noire en bandes dessinées, vu sur la télé en noir et blanc des feuilletons comme "Aventures dans les mers du sud" avec le capitaine Troy, mais j'aimais autant "Tintin au Tibet" que "Le secret de la Licorne". Si les vacances d'été se passaient systématiquement au bord de la mer, Bretagne, Italie ou Costa Brava, la maison familiale se nichait au cœur des montagnes, près de Grenoble. Mes héros d'adolescent étaient John Glenn ou Jean-Claude Killy et je n'avais jamais entendu parler de Joshua Slocum, Le Toumelin ou Bardiaux. Mon père, pur Douarneniste, était un de ces Bretons qui tournent le dos à la mer : l'océan, lieu de labeur et de souffrance, ne pouvait être associé à des plaisirs, à part, peut-être, des séances de canotage dans le Port-Rhu. Les vacances en Bretagne étaient l'occasion de virées à l'île de Sein ou Ouessant avec tous les cousins, mais je crois que nous étions plus intéressés par le nombre de crêpes engouffrées à midi que par les horizons lointains. Où ai-je trouvé cet appétit de mer, cette envie d'îles du bout du monde ? Je n'en sais rien. Tout démarre durant cette fameuse croisière de 1979. Nous quittons Concarneau sur un beau bateau de location, les voiles sont hissées et le bateau prend de la gîte sous la risée. Je me précipite pour rétablir l'équilibre et tout le monde rigole. Je ne comprends pas, persuadé que nous avons frôlé le drame. Michel, notre skipper, a passé son enfance entre Carantec et les récifs du Château du Taureau, il a sûrement appris à naviguer avant de savoir marcher. De mon côté, je ne serai pas un équipier très utile, pendant cette semaine passée entre Groix, les Glénan et l'île aux Moutons : je ne sais pas barrer, je n'ai jamais réglé une voile. Je me découvre toutefois une qualité bien commode : je n'ai pas le mal de mer et je passe des heures dans le carré à lire tous les manuels de navigation. Je deviens boulimique, je veux tout savoir, le nom des haubans, pataras, étai ou galhauban, la différence entre un yawl, un ketch et une goélette, la fonction de chaque voile. Je vis des moments de plénitude, je m'étonne moi-même. Dans les années qui suivent, je vais consacrer mes vacances à des stages à l'école de voile de Rosbras-Brigneau. La première fois, nous partons à quatre sur un croiseur de 5,50 mètres, un "Belon". Deux stagiaires dorment dans la cabine, les deux autres se glissent dans des couchettes-cercueils accessibles en soulevant la barre, sous les bancs du cockpit. Pas de filières, pas de winches, du camping minimal et pourtant j'y ai tout appris : lire une carte marine, faire le point avec le compas de relèvement, calculer les hauteurs d'eau en fonction de la marée, repérer les phares et bien sûr utiliser l'Almanach du Marin Breton. A la fin de la semaine, j'éclate de rire : mon chef de bord me juge capable de devenir chef de bord à mon tour ! J'ai fait illusion, j'ai encore tellement de choses à apprendre, mais c'est vrai que j'adore être sur l'eau et ça doit se voir. Vingt ans après, j'en suis au même point. Dans un voilier, en mer ou au mouillage, je suis aux anges. Je crois que dans une vie antérieure, j'ai été Rackam le Rouge, ou Jim Hawkins. Sûrement.

Le mois de juin arrive à toute vitesse, pas le temps de penser, ces jours-là. Il me faut terminer les dossiers urgents au boulot, ranger mes classeurs, tout entasser dans un placard, nettoyer mon ordinateur. L'arrivée de l'été à Quimper est traditionnellement la période des pots, des petites fêtes ; cette période prend pour moi une allure particulière, tout le monde sait que je pars pour un an. De mon côté je ne l'ai pas encore vraiment réalisé, cette année sabbatique est pour le moment très virtuelle ! Mais j'en joue, je sais que ça fait rêver.

Soirée pique-nique à bord de mon voilier Balum, à l'amarre à un ponton de Morgat, avec quelques collègues de travail. Nous sommes quinze à bord, un peu trop pour la taille du carré et du cockpit, mais il fait doux, l'été est là.

J'ai à régler les dernières démarches administratives, les stocks de produits frais, les bricolages urgents. Ma mère est venue de Grenoble pour me donner un coup de main ; elle coud les nouveaux coussins du carré et m'aide à gréer le grand génois.

Et puis il y a Jean-Yves qui part en retraite et il faut organiser la cérémonie. Je connais Jean-Yves depuis vingt et un ans et ça fait huit ans que je suis son adjoint. Cette fête va être un superbe moment plein d'émotion, de nostalgie et d'humour. Au fond, pour moi aussi, c'est une rupture, un "break" : je délaisse mon travail de formateur en informatique pour une année de relâche. Je me prends une avance, ma retraite ne viendra que dans une dizaine d'années et je ne veux pas attendre.

C'est alors que je reçois un message sibyllin par téléphone d'une inconnue qui essaie de déguiser sa voix : en moins d'une seconde je reconnais Claudine, ma grande amie Claudine qui m'a fait aimer la Vénétie et la Toscane, avec laquelle j'ai sillonné l'Europe et le Canada : je dois réserver mon week-end... Qu'est-ce que ça veut dire ? Quelques jours plus tard un message signé Fantômas, scotché sur la porte de Balum, m'avertit : "Vous pensiez partir discrètement pour les Caraïbes ? Que nenni ! ...Vous serez plus amplement informé selon les moyens qui nous conviendront". Est-ce une plaisanterie ? En fait ces petits mystères ne me préoccupent pas trop, mon problème c'est que le bateau doit être prêt, et moi aussi.

Dernière soirée à bord de Balum avec une douzaine d'amis chanteurs. Pendant des années, les motets de la Renaissance et les chants de marins nous ont réunis autour d'un café ou d'un verre de beaujolais, un soir par semaine chez l'un ou l'autre à tour de rôle. Chacun est venu avec un panier chargé de pâtés en croûte, de cakes aux olives ou de tartes aux fruits. Jean-Pierre notre chef de chœur est en pleine forme, nous commençons à chanter, mais un voisin de ponton grincheux nous demande du silence... Qu'à cela ne tienne, nous descendons dans le carré et nous fermons les hublots ! Deux heures du matin, tout le monde est parti, je balaie les miettes. Je trouve à nouveau un message de Fantômas, glissé sous l'essuie-glaces de la voiture : "Désolé, Balum était très occupé ce soir ! ... Rendez-vous à l'acceuil (sic) du camping de l'Aber, à Tal Ar Groas". C'est à quelques kilomètres de Morgat, et c'est pour le lendemain samedi 18 heures.

Ce Fantômas m'agace, pas de temps pour les gamineries ! Pourquoi n'est-il pas venu sur le bateau, il aurait chanté avec nous... J'ai encore mille détails à régler pour être prêt à appareiller mardi 8 juillet au soir : ma mère veut y être pour retourner assez vite à Grenoble et mon frère Raphaël, qui m'accompagne pour la traversée du Golfe de Gascogne, arrive dans deux jours.

Et puis enfin, que veut dire ce rendez-vous mystérieux au camping de Tal Ar Groaz ? Qui est ce Fantômas ? Peut-être Claudine, le coup de Rimbaud... Nous avions parlé poésie avec elle et notre copain Nougat il y a au moins un an, je leur avais proposé de m'offrir Rimbaud, Verlaine et Baudelaire en livre de poche ; Nougat m'avait déjà offert Baudelaire pour Noël (collection la Pléiade, s'il vous plaît !).

J'échafaude une explication : ce doit être un copain ou une copine de Claudine qui travaille à l'accueil du camping pour l'été et elle a dû lui demander de me remettre un paquet ou un message... La faute d'orthographe dans le message de Fantômas (acceuil à la place d'accueil) me renforce dans mon idée : Claudine ne peut pas faire une faute pareille ! J'explique tout ça à ma mère ; nous terminons de bricoler à bord samedi après-midi, je lui propose de passer rapidement au camping, un quart d'heure tout au plus et de filer à Quimper : j'ai plein de choses à faire. Mais tout de même, ce Fantômas commence à m'échauffer. Elle ne bronche pas.

Nous arrivons au camping et là, surprise, Michel ! "Ça alors ! C'était toi, Fantômas !" Michel était notre skipper quand on louait des voiliers pour deux ou trois semaines avec une bande de copains ; nos croisières nous ont conduits des Scilly à la Sardaigne en passant par l'Espagne et Guernesey. Que fait-il là ? Il bafouille une réponse et nous buvons une bière. Et Claudine dans tout ça ? Michel me répond qu'il l'a eue au téléphone il y a trois semaines. Je ne comprends rien, mais ce n'est pas très grave. Ma mère dit : "Mais moi, j'étais déjà au courant depuis longtemps !" Au courant de quoi ? Plus moyen de lui faire dire la suite. A-t-elle bafouillé, elle aussi ? J'apprendrai par la suite que de grands gestes derrière ma tête l'ont fait taire... Michel me propose de descendre sur la plage retrouver Brigitte et leurs trois garçons. Simon, leur fils aîné, vient nous accueillir sur le chemin. Bises, et nous continuons à descendre. Une violoniste joue en marchant sur la plage et elle joue même drôlement bien. Plus loin, un groupe de fadas est en train de faire une mêlée comme au rugby, je ne vois pas leurs têtes. Atmosphère  étrange, mais pourquoi pas... Il est six heures du soir, les nuages cachent par instants le soleil, mais la mer est belle sur la baie de Morgat.

Arrivée sur la dune. Arrivée sur la lune ! Je vais mettre quelques heures à atterrir, à admettre ce qui se passe... Trente personnes qui chantent "les copains d'abord" et moi qui rigole bêtement, en me disant "ils sont fous !" Je descends sur les galets en essayant de comprendre, on m'embrasse, me salue et je reconnais peu à peu tout le monde, ils sont là, avec leurs enfants, leurs rires, leur amitié. Je les connais tous depuis longtemps, certains depuis presque trente ans. Je les vois tous les trois mois, tous les ans ou tous les cinq ans, mais avec chacun, quand nous nous retrouvons, c'est comme si nous nous étions quittés la veille. Et je commence à comprendre que non, il n'y a pas erreur, ce n'est pas une coïncidence, tout le monde était dans le coup, y compris ma mère qui est chez moi depuis une semaine ; j'apprends que pendant le réveillon du Jour de l'An à Paris, je me suis fait discrètement interviewer et que, aussi discrètement, quelqu'un passait à la cuisine pour noter les précieux renseignements : adresse de l'un ou de l'autre, numéros de téléphone... Je réalise que tous ceux que j'ai côtoyés très souvent ces derniers temps, tous étaient du complot et je n'ai rien vu...

Cette nuit sur la dune a commencé par une harangue pleine du "rut des Béhémots et des maelströms épais" : Claudine m'avait composé un discours de vœux de bon voyage à l'aide d'une compilation de Rimbaud, l'homme aux semelles de vent ; puis j'ai été submergé de cadeaux, tous plus beaux les uns que les autres, les œuvres complètes de Rimbaud bien sûr, des cadeaux clin d'œil, souvenirs de nos débuts, souvenirs de croisières, des cadeaux utiles pour que j'apprenne à pêcher, de la belle vaisselle pour que je mange bien, des tee-shirts pour que je sois beau, de la musique pour les jours de calmasse et ce polar signé Fred Vargas, "Pars vite et reviens tard" ; bon livre et double dédicace craquante : l'un écrit "Pour nous, le titre c'est plutôt pars pas si vite et reviens-nous dans pas trop longtemps ", et l'autre complète : "ou bien pars tard et reviens vite, ou encore attends-moi, j'arrive !" Et puis ces films tournés en Super-8 il y a presque trente ans pour certains d'entre eux et transférés sur cédérom, films de croisières avec nous tous, films de nos séjours au Villars d'Entraigues, dans les Alpes. Et celui qui m'a achevé, qui m'a fait craquer, oh ! discrètement, le livre "Vive l'amitié", avec en dédicace : "Ces années d'absence n'ont pas effacé ces merveilleux moments passés tous ensemble. Qu'ils t'accompagnent dans ton voyage !"

Tous étaient installés au camping, certains depuis un jour ou deux, d'autres depuis une semaine. Le mot de passe était "Didier", c'était le complot des "didieristes" ! J'ai été éberlué par toute cette organisation, j'en ai été profondément ému, touché, tout ça pour moi, pour mon humble personne et ma modestie en a pris un coup ! La vie va, reste la fidélité de mes amis. Qu'ils le sachent, c'est réciproque ! J'ai vécu ce moment comme un privilège, un cadeau magnifique. Pendant mes nuits de navigation au grand large dans les mois qui ont suivi, j'y ai souvent repensé. Je partais en solitaire, et ce qui a marqué cette année, ce sont les amis, les rencontres ; drôle de paradoxe. J'étais inquiet en préparant ce voyage : allais-je supporter la solitude ? Je rêvais depuis des années de traversées tranquilles dans les alizés, mais je ne savais pas très bien pourquoi je partais. Je ne suis pas un régatier dans l'âme, c'est sûr, je me sens beaucoup plus voyageur que navigateur. Qu'est-ce qui, de la découverte des paysages nouveaux ou des rencontres, me ferait vibrer le plus ? On prévoit les guides de voyages, les trajets, on peut faire des plannings, choisir les bonnes saisons, mais comment prévoir des rencontres ? Les "didieristes" ont probablement, sans le savoir, fait basculer mon voyage. J'ai admiré des îles enchantées, des volcans désolés, des couchers de soleil glorieux, pourtant mon bonheur a été plus encore dans ces moments anodins avec des amis, une balade le long d'une levada à Madère avec Antoine et Brigitte, un pique-nique sur un chemin d'une île du Cap Vert avec Michel et Bibi, un filet de thon frais savouré avec Loïc et Britta à bord de Hobbit en Guadeloupe, une baignade à la poursuite d'une tortue avec Charlie en Martinique...

Je n'en suis pas encore là. Ces dernières semaines, je n'ai fait que courir : les impôts, la sécurité sociale, les médicaments pour un an, l'assurance du bateau (des îles perdues du Cap Vert jusqu'à la baie de Samana en République Dominicaine), la banque... Un conseil : annoncez que vous partez un an en bateau, vous verrez que les problèmes insolubles se règlent comme par enchantement ! Tous mes interlocuteurs ont été efficaces et empressés, j'ai même reçu le lendemain du départ, voguant en vue de la Pointe du Raz, un appel sur mon téléphone portable, la secrétaire chargée de mon dossier assurance m'annonçant que tout était OK.

Il y a un an et demi, je vendais ma maison quimpéroise au bord de l'Odet pour en racheter une beaucoup moins chère, pas très bien placée, sur une rue passante. Voilà des sous pour vivre un an ! Quelques mois plus tard, Balum naît sous ce nom, un beau voilier de série en polyester de 9,23 mètres d'une quinzaine d'années. Les mois qui vont suivre seront bien remplis : déménagement, peintures et papiers peints. Puis très vite mes week-ends sont consacrés à préparer le bateau. Tout réviser, construire des étagères, des casiers, raccourcir la table du carré pour faciliter l'accès aux banquettes et enfin les dernières urgences : installer l'éolienne, vérifier l'étanchéité des hublots, faire des listes de nourriture (un tiers protéines, un tiers légumes, un tiers féculents), remplir des caddies, tout caser dans le bateau. Sans oublier les cadeaux indispensables dont j'ai été couvert : un nounours, des caisses de vin (dont du Château Mille Secousses !), du champagne évidemment... Préparer le bateau, c'est aussi rêver. Certains week-ends, je l'avoue, mon activité à bord s'est limitée à une bonne sieste...

Balum signifie "baleine" en breton. Mon premier bateau, un Sangria, s'appelait Jonas, avalé et recraché par une baleine dans la Bible. J'avais nommé Maui le deuxième, un First 26, comme une des îles Hawaii où j'avais eu le bonheur de voir des dizaines de baleines à bosse. Shaka, un Gib'Sea 76, fut le troisième, empruntant le nom d'un rorqual proposé à l'adoption par une association américaine de sauvegarde des cétacés. Balum a un nom qui sonne bien, prononçable dans toutes les langues et facile à épeler à la VHF : avantage non négligeable quand on est contacté à quatre heures du matin par la douane des Bermudes !

J'entame le voyage avec mon frère Raphaël, il m'accompagne jusqu'à Lagos, au sud du Portugal, pas loin de sa petite maison de Vila Do Bispo. Débutant niveau zéro, mais confiant. S'il savait... Raphaël est mon aîné de deux ans. Adolescents, nous étions très proches, nous partagions notre chambre ainsi qu'une vraie complicité. Ceux qui ne nous connaissaient pas nous confondaient. Nous avons grandi. Lui était plus aventurier, plus rebelle, il a choisi des chemins de traverse, de l'Afrique au Portugal, avant de devenir instituteur. J'étais plus sage, plus rangé. Il y a quelques mois, pendant un repas de famille, je lui ai proposé de m'accompagner pour cette première étape. J'ai vu passer dans ses yeux une lueur inquiète mais intéressée. Je suis vraiment heureux qu'il ait accepté.

Appareillage le 8 juillet vers 19 heures ; les réservoirs d'eau et de fuel sont pleins, tout le monde est là, nous trinquons avec une dernière coupe de champagne. La capitainerie me prévient qu'un inconnu me cherche sur les quais : il ne nous trouve pas. Les adieux, des larmes, moment d'émotion, bien sûr, on se demande pourquoi on part dans ces cas-là... Les didieristes nous accompagnent jusqu'au bout de la jetée de Morgat, il fait beau, tout est bien. Oh, nous n'allons pas loin, nous jetons l'ancre dans l'anse de Saint-Hernot, entre Morgat et le Cap de la Chèvre. Grand calme, eau transparente, le fond est tapissé d'étoiles de mer. Ouf ! Nous sommes partis !

Le lendemain, nous allons jusqu'à Audierne en passant par le Raz de Sein ; le diesel nous pousse sur la moitié de la route. Démarrage pépère, je veux que Raphaël s'amarine et moi aussi. De fait, nous n'aurons pas à sortir les boîtes de "Mercalm", pas une fois. Et là, au mouillage devant la plage de Sainte-Evette, tranquille en train de contempler le soleil couchant, qui vois-je arriver sur la prame de service du port ? L'inconnu de Morgat ! C'est mon vieux collègue François, hier il a dû passer juste au moment où Balum faisait le plein de fuel à la station service et il nous a ratés. Je me répète : quand je pense que je comptais faire un départ discret ! Après tout, ce n'est que le début d'un an de vacances, je pars en bateau comme d'autres partent en camping-car. Mais c'est vrai que j'en ai beaucoup rêvé de cette virée et je me rends compte depuis quelques jours, quelques semaines, à quel point le fait de réaliser mon rêve fait rêver les autres.

10 juillet, nous quittons le Finistère et pointons sur le Cap Finisterre. Hier soir, j'ai récupéré par téléphone les prévisions météo pour les quatre prochains jours : vent dans le bon sens, force 3 à 5, houle de un à deux mètres. Que demander de mieux ? Nous naviguons au moteur, puis une brise légère se lève, nous filons toutes voiles dehors. Première nuit en mer, le petit clapot nous empêche de bien profiter de nos moments de sommeil entre deux quarts, toutes les heures et demie. Au matin du deuxième jour, nous ne sommes pas très alertes, mais le moral est bon. Force 4, la houle est plus marquée que la veille, les vagues sont plus formées, mais tout baigne, Balum marche fort. Vers midi, force 5. Les vagues deviennent de plus en plus impressionnantes au cours de l'après-midi, alors au début on trouve ça drôle et puis peu à peu Raphaël ne trouve plus ça drôle du tout : en fin d'après-midi, un vent de force 6-7 s'est établi progressivement, la mer a enflé et les vagues ressemblent à des camions qui nous foncent dessus à toute vitesse. Heureusement que Balum est au portant ! Je dis à Raphaël de ne pas regarder arriver les vagues, mais il est comme hypnotisé. Quelle hauteur font-elles ? Trois mètres, quatre mètres ? L'anémomètre qui annonce par moments 30 nœuds de vent et les longues déferlantes autour de nous me feront dire après coup que nous avons eu un début de force 7... La météo nous avait annoncé du force 5 ! Balum est un bon bateau, à aucun moment nous n'avons eu une goutte d'eau dans le cockpit, à chaque vague il s'est soulevé comme pour esquiver le coup. Trois jours plus tard, un de nos voisins de mouillage, skipper d'une grosse vedette d'une quinzaine de mètres, nous racontera qu'il a fait un tonneau complet, une vague l'a rattrapé par l'arrière dans le secteur que nous traversons ; en relatant ça à Raphaël, il en avait encore les yeux qui lui sortaient de la tête...

La tombée de la nuit nous ramène une mer plus confortable et les quarts de nuit se passent sans problème. Loin de tout, un oiseau vient se reposer un moment sous la barre de Balum, un pauvre moineau tout ébouriffé ; nous l'avons surnommé Harry, comme le pain de mie que nous mangions à ce moment-là. Raphaël essaie de lui donner des miettes, de l'eau douce. Rien à faire, il semble terrorisé. Quelques heures plus tard il repart, en voletant au ras des vagues. Bon voyage ! Les deux jours suivants vont être plus faciles. La houle est toujours là, mais le vent baisse progressivement et nous allons même faire quelques heures de moteur pour arriver à Camariñas, juste au-dessus du Cap Finisterre. Nous entrons dans la ria vers une heure du matin, guidés par le GPS et l'ordinateur : la lune s'est levée, mais on se repère bien mieux sur l'écran du PC ; arrivée façon Game Boy - moi à la table à cartes : "un peu à bâbord, un peu à tribord" et Raphaël à la barre s'exécute.  

C'est dans cette région que le festival commence : les dauphins sont là ! Dès la veille de notre arrivée en Espagne et sur toute la côte portugaise, ils vont nous faire la fête, dix fois, quinze fois par jour, en petits groupes, en grands groupes, de l'aube au crépuscule, un vrai bonheur ! Il m'est même arrivé de leur demander de revenir plus tard, parce que nous étions en train de manger. Ils jouent sous le bateau, sautent tous ensemble, font les fous sous l'eau. Nous essayons de les photographier : pas évident. Deux ou trois fois nous les avons vus en train de pêcher : ils rassemblent un banc de poissons, la surface de l'eau devient toute frémissante et la curée commence, on voit les ailerons des dauphins qui se ruent sur leur casse-croûte avec voracité.

Pêcher ? Trop facile ! Raphaël, qui est venu avec sa canne à pêche à bord, a été moins efficace que les dauphins... Nous avons malgré tout mangé un poisson pêché par lui, très bon ! Deux ou trois se sont décrochés, dont l'un, hélas, avec mon aide, une orphie d'au moins un mètre de long, si, si !

Nous passons deux jours au mouillage sous la pluie. Camariñas est un petit port de pêche de la côte galicienne. Quelques rares touristes, une dizaine de voiliers, une impression d'automne adoucie par les odeurs de fleurs qui parfument la baie. Moules et sardines grillées dans un petit restaurant du port, vidéos à bord. Raphaël digère lentement sa première grande traversée. Il avait imaginé une navigation sereine sur un lac à peine ridé, en fait il a été très impressionné par la mer, mais ça lui plaît bien !

16 juillet, départ de Camariñas, le beau temps revient, le vent est faible. Les dauphins viennent nous distraire. Il nous faut deux jours pour rejoindre le port de Leixoes, juste à côté de Porto. Accueil de luxe : à une heure du matin, le port est désert, mal éclairé de quelques lampadaires blafards ; pourtant un employé de la marina nous attend, il nous dirige vers un ponton avec sa lampe de poche et nous aide à nous amarrer. Les ports bretons ne m'ont pas habitué à un tel service...

Nous passons la journée à visiter Porto que Raphaël connaît bien ; avec Tiago, un de ses neveux, nous rendons visite à Dona Eugenia, une charmante dame de quatre-vingt-huit ans. Le portugais n'est pas une langue facile, j'essaie de décoder ce qu'ils se racontent. Ma connaissance de l'espagnol m'aide pour lire cette langue, mais sa prononciation chuintée me déroute. Si tout va bien, mon programme me conduira vers d'autres îles lusophones pour m'améliorer : Madère, le Cap Vert, les Açores. Je retiens une expression essentielle : "se Deus quiser", si Dieu veut… De retour au port, nous allons boire une aguardiente brûlante avec nos voisins de ponton. Les voyageurs au long cours sont rares ici ; eux emmènent leur voilier All Blue vers la Méditerranée, et moi je n'ose pas dire trop fort que je pars pour un an, je ne me sens pas encore très crédible.

19 juillet : nous hissons les voiles, il va nous falloir trois jours pour rallier Lagos ; vent faible, nous passons des heures à nous traîner au large de Lisbonne, une nuit éprouvante avec les voiles qui battent. Après la Pointe du Raz et le Cap Finisterre, nous contournons notre troisième grand cap, le Cap Saint Vincent. Le vent forcit avec la proximité des falaises, nous fonçons dans l'obscurité. Raphaël est ravi, il sent son pays, il a vécu plusieurs années ici. Nous jetons l'ancre à cent mètres de la jetée du port de Lagos à 4 heures 30 du matin : nous sommes fourbus mais heureux. Nous nous installons pour trois jours à Vila Do Bispo : excursions sur les falaises de la côte atlantique, belles plages et dégustations de spécialités locales, Raphaël me fait découvrir son coin.

Petit intermède dans mon expédition : une année de vacances ne me fera pas manquer les noces de ma nièce Marie. Notre frère Luc est le premier à marier un de ses enfants. Nous revenons en France d'un coup d'avion pour le week-end du 26 juillet à Salaise, dans la vallée du Rhône. La fête est belle, La cérémonie émouvante, la réception très réussie : les deux jeunes mariés sont attendrissants, il fait beau, tout le monde est heureux d'être là. Marie et Julien, tous mes vœux de bonheur vous accompagnent.

Du quarante-cinquième parallèle, je retourne vers le trente-septième, tout seul en avion, de Lyon à Lisbonne. Quelques heures d'autobus sur des routes poussiéreuses me ramènent à bord. Mes vacances commencent. Plus d'urgence, plus de date d'avion, je suis à Lagos. Je bricole, je termine les installations en cours sur Balum, je fais la sieste, je bouquine, je prends mon temps. C'est pas mal une année sabbatique !

À Lagos, à bord de Balum,
jeudi 31 juillet 2003
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