BALUM vers le Banc d'Argent

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les photos de la douzième bouteille à la mer

 

Douzième bouteille à la mer - juin-juillet 2004

 Balum - le retour ! Des Açores à Morgat

Musique : Bagad Kemper - Lip ar Maout
et puis Bob Marley, évidemment !

Avant de rentrer au bercail, Balum reçoit. Claude, qui était venue en Guadeloupe avec Claude et Anne au mois de mars, revient. Motif officiel, un stage informatique. Oui, on va bricoler sur l'ordinateur, mais on ne fera pas que ça. Nous allons aussi nous balader. Claude est une grande voyageuse, mais une navigatrice débutante. Nous avons pourtant décidé de parcourir quelques îles des Açores. Elle a traversé il y a quelques années un morceau de l'Océan Indien sur une authentique jonque chinoise et en garde un très bon souvenir. Il est vrai que la jonque mesurait une vingtaine de mètres et devait peser plusieurs dizaines de tonnes ; avec ses neuf mètres et quatre tonnes, Balum n'est pas le même genre de monture. On verra bien.

Claude me rejoint le 9 juin. Elle m'a annoncé l'heure de son atterrissage à Faial : 17 heures 30. J'ai dix minutes de retard, pas trop pressé : le temps de descendre sur le tarmac, de récupérer les bagages... En fait l'avion avait une demi-heure d'avance, il était pratiquement vide, donc le problème bagages a été réglé en quelques minutes. Je gare ma voiture de location et j'aperçois Claude qui avait fait du stop, en train de charger son sac dans un petit bus qui acceptait de la prendre... Pour me racheter, je lui fais une visite guidée express de la côte avec ses falaises de lave noire déchiquetée qui tombent brutalement dans la mer. Du haut du Monte da Guia qui surplombe la ville d'Horta et sa marina, nous admirons un ancien cratère envahi par la mer, la Caldeira do Inferno. C'était un des points d'observation pour les guetteurs de baleines ; la dernière chasse date de 1987. Claude est un peu sonnée, levée depuis plus de 12 heures, sans compter les 2 heures de décalage horaire. Il est temps de se poser. Ma nouvelle équipière, pour les dix jours à venir, prend possession des lieux. J'ai rangé Balum, il est tout propre. Elle va devoir apprendre à se servir des étrangetés d'un bateau, les toilettes, le réchaud à gaz avec sa sécurité anti-extinction qui est aussi anti-allumage… Pour clore la journée, premier coup d'œil sur les fresques qui couvrent les quais. Nous allons dîner chez "Peter".

Claude est rapidement à l'aise à bord. Balum est un petit bateau, mais on peut y vivre à deux confortablement. Matinée informatique. J'essaie de recevoir avec ma radio BLU des fax météo sur l'ordinateur. J'ai acheté le câble, j'ai installé le logiciel adéquat, mais rien à faire. Marc de Laaland vient à la rescousse, en vain. Pourtant j'aimerais bien savoir à l'avance d'où viennent les dépressions. Mon poste de radio s'y oppose. Pendant quelques jours je ferai des essais de temps en temps, sans en avoir l'air. Echec. Marc et Virginie ont voyagé cette année à bord de Laaland, un voilier qui a une trentaine d'années, avec leurs enfants Tom et Enza et aussi, plus étonnant, leur grand-mère pour plusieurs étapes dans l'année : trois générations à bord et ils le vivent manifestement bien.

Le temps est aujourd'hui aux nuages bas, très bas même. Il pleut par moments. Nous décidons malgré tout de faire le tour de l'île. Je prête une de mes vestes polaires à Claude. De Paris, elle avait une image très tropicale des Açores et avait fait son sac en conséquence. En fait nous aurons plutôt un temps breton ! Dès la sortie de la ville, les maisons deviennent modestes : maisons blanches aux entourages de fenêtres à guillotine de couleurs vives, maisons de blocs de lave noire jointoyés de blanc, murets de pierres sèches protégeant les terres agricoles, parfois un cheval, un âne. Souvent, pour ne pas manquer à la tradition portugaise, quelques carreaux d'azulejos ponctuent les façades : un Christ, une Vierge, un saint. Nous arrivons à la Ponta dos Capelhinos. C'est une avancée dans la mer due à une éruption volcanique en 1957, l'île s'était agrandie. Paysage désertique de bout du monde. Un vent de sable nous pique les mollets. Nous faisons le tour du phare resté en partie debout malgré la tourmente, mais désaffecté faute d'utilité : il est à présent trop à l'intérieur des terres. Temps gris, vent, on cherche un bistrot. Nous finissons par repérer un petit café, c'était la bonne adresse : on nous propose le menu local, d'énormes fèves à l'ail. Après un moment d'hésitation, on goûte, c'est très bon. Nous nous jetons sur notre assiette, le vent nous a ouvert l'appétit. Je veux montrer à Claude le cratère du volcan, la "caldeira" qui coiffe l'île de Faial. J'y suis venu il y a quelques jours avec Jacques et l'équipage de Laaland ; c'est une cuvette assez spectaculaire, deux kilomètres de diamètre, quatre cents mètres de profondeur, des bords presque verticaux. Mais plus nous montons, plus nous entrons dans le nuage. La pluie soufflée par les rafales vole presque à l'horizontale. Nous nous engouffrons dans un tunnel d'une dizaine de mètres qui débouche sur la paroi de la caldeira. Et nous ne voyons... rien ! Du nuage, du brouillard, du blanc. Quelques mètres de visibilité. Il pleut. Promenades dans la ville. Belles maisons bourgeoises ou maisons plus modestes de couleur pastel. Des trottoirs pavés de dessins noirs et blancs, des églises. Au milieu de la ville, un champ de bananiers. Nous déambulons dans le marché. Il n'y a vraiment pas grand chose, des bananes et des pommes de terre, quelques tomates, des oignons, des ignames. Les courses se font, comme nous l'a dit un petit épicier hier, au supermercado !

Je fais lire à Claude le premier jet d'un article de Sophie, la journaliste rencontrée à Puerto de Mogan. Sophie m'a demandé de lui donner mes impressions de lecteur avant de quitter le port. Une expression nous plaît beaucoup, « mur de néant », qu'elle emploie pour décrire l'arrêt total du bateau, faute de vent, la pétole quoi !

Notre programme mûrit. Nous ferons dans les jours à venir une petite croisière vers l'île de Terceira. Après quelques hésitations, une consultation des prévisions météo et une analyse pifométrique des vents dominants et de l'orientation des ports, nous optons pour un départ matinal demain avec le bateau-navette pour l'île de Pico ; puis Balum nous emmènera vers les îles de Graciosa et Terceira. Le temps n'incitant pas à la bronzette, Balum devient un vrai cyber-café : Claude est venue avec son portable, nous bricolons, transfert de photos numériques, petits cours techniques.

Nous sommes debout dès 7 heures du matin ; ciel très couvert et le sommet du volcan de Pico toujours absent. Tant pis, nous partons, peut-être le brouillard se lèvera-t-il. Quand nous étions allés aux Saintes, une demi-heure dans les vagues avait achevé Claude. Aujourd'hui je suis confiant : après ces deux jours à bord, elle devrait n'avoir aucun problème de mal de mer. Le ferry part à l'heure. Les passagers sont essentiellement des locaux qui vont au travail sur l'île de Pico. Il est bien tôt quand nous arrivons dans le port de Madalena et Claude est effectivement en pleine forme. Pendant toute cette courte traversée nous avons guetté les baleines. Rien, pas un dos, pas une queue, pas un souffle. Ce n'est que partie remise, tous les bateaux qui font du "whale watching" à Horta ces jours-ci reviennent le soir en parlant de baleines bleues, de cachalots... Nous louons une voiture et je jette un œil au mouillage : nous avons bien fait de ne pas traverser avec Balum, nous nous serions fait secouer et nous aurions passé une nuit pitoyable.

Paysage nouveau, de la vigne au milieu des chaos de roche volcanique. L'île produit beaucoup de vin. Promenade dans les coulées de lave en bord de mer. A Sao-Roque, puis à Lajes do Pico, l'ex plus grand port baleinier des Açores, nous visitons d'anciennes usines baleinières : certains pèlerinages sont inévitables pour le skipper de Balum. Les hangars ont été nettoyés, quelques panneaux ça et là rappellent l'ancienne industrie. Tout est fini, il n'y a même plus la terrible odeur de graisse fondue.

Nous reprenons la route centrale, celle du mont Pico en espérant une éclaircie à travers le brouillard. Montée dans les champs, vaches noires et blanches, hortensias. Le Mont Pico, avec ses 2 351 mètres, est le point culminant des Açores, mais ces jours-ci il a décidé de se cacher. Je l'ai aperçu au-dessus des nuages en arrivant des Bermudes, mais depuis, le ciel est bas et c'est pire encore aujourd'hui. Même les vaches disparaissent dans la brume.

Nous arriverons juste à temps pour prendre la navette de retour pour Horta. Rangements, préparation du bateau, le plein d'eau douce. Je fais découvrir à la moussaillonne les cartes marines électroniques sur l'écran du PC. Petite séance de retouche de photos. On s'amuse à en trafiquer quelques-unes ; j'apprends à Claude quelques trucs pour enlever les fils électriques qui dénaturent un beau ciel bleu, pour transformer une prise de vue quelconque en un cliché très "pro".

Je règle les papiers à la capitainerie. Partir de Faial, dernière escale majeure de ma boucle atlantique, est le signe de la fin du voyage. Cette année sabbatique s'achève doucement. Nous larguons les amarres. Comme tous ces derniers jours, ciel bas et le mont Pico est toujours invisible. J'ai calculé qu'il nous fallait une douzaine d'heures pour atteindre l'île de Graciosa. Il ne fait pas chaud. Claude barre, il faut qu'elle s'habitue. Je lui explique toute la technologie du bateau, le compas de route, le GPS, le pilote automatique. Pour les débuts, c'est suffisant, le réglage des voiles sera pour plus tard.  Nous laissons à tribord l'île de Sao-Jorge dont nous n'apercevons qu'un rocher, une brume épaisse nous en masque le reste. Pilote automatique branché, nous décidons de manger. Nous descendons dans le carré. Erreur fatale ! Quelques minutes plus tard, Claude sort précipitamment. Elle s'allonge dans le cockpit, toute pâle. Je lui prépare un bol de riz blanc. Je lui dis de fermer les yeux, je lui donne une couverture. Rien n'y fait, elle rend à la mer tout ce qu'elle avale. Une petite sieste et tout va mieux, surtout lorsque les dauphins viennent nous faire une fête devant l'étrave. Ces animaux sont vraiment des merveilles d'élégance, on ne se lasse jamais de les admirer. Claude en oublie presque son mal de mer. Deux orques viennent nous montrer leur aileron dorsal dans notre sillage. Mais les baleines nous boudent.

Arrivés au port de Praia, sur l'île de Graciosa, il n'y a pas de possibilité d'amarrage à quai. La seule place est déjà occupée par le bateau de Marc. Nous ancrons Balum à une cinquantaine de mètres de là. Le soir tombe, heure du dîner. Graciosa est une île séduisante, la campagne au milieu de l'Atlantique. Le ciel est pur, la mer est un lac.

Nuit affreuse. La houle, qui, hier, venait du sud-ouest, a peu à peu contourné l'île ; dans la nuit elle a fini par envahir tout notre port, largement ouvert à l'est. Balum se retrouve dans un shaker et il n'est plus question de dormir. Nous roulons bord sur bord, je me cramponne à ma couette. Nous nous levons au petit jour. Les vagues ne sont pas très hautes, mais elles ont le gros défaut d'être perpendiculaires au vent. Il faudrait mouiller une deuxième ancre, ou carrément chercher un autre coin, mais je suis trop vaseux pour prendre une décision. Finies les bonnes habitudes prises à Horta. Claude ne fait pas sa toilette, elle ne prend pas non plus de petit-déjeuner car à peine debout elle se précipite dehors pour voir la ligne d'horizon. Je prépare notre débarquement : je gonfle l'annexe, j'installe le hors-bord. Nous allons à quai à côté de Laaland, mais Marc nous dit qu'on ne peut pas y laisser le youyou, un cargo va arriver et occupera tout le quai. Je traverse la rade pour m'amarrer côté plage et je termine à la pagaie : pratiquement en panne sèche ! Il y a décidément des jours comme ça...  

Nous essayons d'appeler un taxi par téléphone. Personne ne répond. Nous convenons donc d'aller en stop à Santa Cruz da Graciosa, la capitale de l'île. A l'office du tourisme, pas plus de véhicule à louer. Peut-être à 14 heures. En attendant, nous visitons la ville : des moulins, des pièces d'eau devant la mairie, des maisons aux entourages de fenêtres en lave sculptée, l'impression d'une grandeur passée. Peu de monde dans les rues, le marché est minuscule et presque désert. En dégustant une "queijada", une tartelette garnie d'une crème de lait, j'essaie de faire le point. Je suis crevé. Cette houle dans le port m'inquiète et je n'aime pas vraiment l'amarrage de l'annexe, elle racle contre le quai. Graciosa, malgré son nom, ne semble pas vouloir de nous, je décide de reprendre la mer ce soir et de naviguer toute la nuit vers l'île de Terceira.

Retour en stop vers Praia où je laisse Claude s'aventurer vers la Furna do enxofre pour laquelle nous étions venus : un cratère plein de soufre, un lac souterrain vers lequel on descend par un escalier en colimaçon sans fin. Nous avons appris à l'office du tourisme que cette Furna est fermée aujourd'hui. Aucun doute, nous sommes maudits. Claude va quand même faire une belle balade dans la lande et à travers des villages qui vivent encore comme il y a cinquante ans.

De mon côté, je retourne à bord. La journée LEM (Loi de l'Emm... Maximum) va atteindre des sommets. Marc m'a donné un bidon d'essence pour le hors-bord, je me fais tremper par les embruns et je m'approche de la poupe de Balum. Une amarre y est attachée, une autre est frappée à l'avant de l'annexe. J'attrape les deux, je grimpe sur la jupe arrière et je lâche, non, je crois lâcher l'amarre accrochée à Balum. Erreur... Aussitôt l'annexe s'éloigne, deux mètres, trois mètres. Je réfléchis un quart de seconde et je saute à l'eau. Là, tout habillé dans la houle, je me rends compte que j'ai mon petit sac à dos. Et je réalise trop tard que dans la poche zippée, j'ai mon téléphone portable et, pire encore, mon appareil photo numérique, celui que j'ai acheté il y a quelques semaines à Saint-Martin... J'agrippe l'annexe, quelques brasses, je remonte vite fait avec l'échelle. Je me déshabille, je me douche, je me rhabille de sec. Je rince à l'eau douce le téléphone et l'appareil photo pour que les cristaux de sel ne coincent pas tout et je les démonte pour qu'ils sèchent au soleil. Hélas rien n'y fera, c'est fini, ils ne remarcheront plus ni l'un ni l'autre. On m'a jeté un sort. C'est évident. Là au moins, je n'y suis pour rien.

Je récupère Claude à terre, elle est toute surprise de me trouver vêtu de blanc, changé des pieds à la tête... Cap sur l'île de Terceira. Nous saluons Laaland, à nous la houle du large et les étoiles. Claude propose de préparer le repas, mais décidément ses descentes dans le carré sont difficiles et elle doit, à son grand désespoir, gagner rapidement sa couchette. J'en suis désolé pour elle, car la traversée s'annonce bien. Je contemple les îles éclairées, Graciosa, Sao-Jorge et Terceira. Claude se lève quand même plusieurs fois pour sentir l'air frais et admirer le plancton fluorescent qui nous accompagne. En fait, elle ne ferme pas l'œil : elle est à l'affût de tous les bruits du bateau, le chuintement de l'eau sous la coque, le bip du détecteur de radar, le couinement du pilote automatique. Finalement, je crois qu'elle a bien aimé sa première nuit en mer !

Balum a marché comme un bolide, il a fallu que je le ralentisse : un ris, deux ris ; je ne veux pas aborder notre nouveau havre dans l'obscurité. Tôt le matin, Claude me réveille : elle nous trouve beaucoup trop près d'un îlot. En fait Balum, qui file pourtant à plus de 5 nœuds, va mettre presque une heure pour atteindre cet hypothétique danger. Pas grave : il vaut mieux être trop prudent en mer. Je fête le drame évité avec un bol de café au lait et Claude avec un bol d'air.

Derrière ce rocher qui s'avère être une presqu'île, se trouve le port d'Angra do Heroismo, en français la "Baie de l'Héroïsme", la capitale de Terceira. L'arrivée n'est pas très belle : d'anciens bastions encadrent le port, la ville se situant au-dessus d'une falaise consolidée de béton projeté. On a l'impression d'entrer dans un chantier. La marina est toute récente et l'entrée n'en est pas très visible : les Instructions Nautiques n'en disent rien. La moussaillonne finit par apercevoir les bouées rouge et verte de l'entrée et nous nous y engouffrons.

Une fois appontés et enregistrés à la capitainerie, nous montons vers la ville par un bel escalier moderne à double révolution encadrant une fontaine. Une église magnifiquement bleue nous accueille. La ville est partout en travaux et parée de mille décorations et fanions. Après avoir sillonné les petites ruelles, nous prenons une douche au port : absolument glaciale ! Nous apprendrons plus tard que nous ne sommes pas au bon endroit. Il s'agissait des douches destinées aux baigneurs de la plage. Celles de la marina seront délicieusement chaudes.

16 juin : Quelle surprise, il fait toujours aussi gris. Nous avons repris nos habitudes. Ce matin nous nous mettons la tête dans les logiciels et les images numériques. Claude est arrivée avec une liste des misères que lui cause sa machine. Nous essayons d'être productifs, pas facile quand on est loin de tout au milieu de l'Atlantique. Pour nous récompenser de notre ténacité, nous nous rendons tranquillement au musée de la ville qui s'avère passionnant : nous allons tout savoir sur les grands découvreurs, les navigateurs des époques héroïques… Angra do Heroismo, à mi-chemin de l'ancien et du nouveau continent, fut pendant longtemps une escale obligée pour refaire les pleins de charbon, d'eau et de vivres frais. Je rêve, je me prends pour Rackam le Rouge...

Un passage à l'Office du Tourisme nous apprend le programme des Festas Sanjoaninas qui vont durer une semaine dans toute la ville, les fêtes de la Saint Jean. Hélas pour Claude, elles commencent vendredi 18 juin, le jour de son départ. Je décide de rester au moins jusqu'au 22 juin. Je serai dans les temps à Morgat, au cas où un comité d'accueil surprise m'attendrait sur le ponton !

Maintenant, en route : à nous la découverte des imperios, ces petites chapelles multicolores dédiées à l'Esprit-Saint qu'on trouve dans chaque village de Terceira. Elles sont l'objet de fêtes populaires durant tout le mois qui suit la Pentecôte. Chaque semaine une de ces chapelles est élue ; autour d'elle se déroule une fête plutôt païenne puisqu'elle a pour but d'éloigner de l'île les catastrophes : tempêtes, tremblements de terre, éruptions volcaniques. Après une procession dans le village pour appeler la protection divine, une soupe de viande cuisinée dans une pièce attenante à la chapelle est servie à tous, puis une tourada à corda est organisée : c'est une corrida sans mise à mort, un lâcher de toros dans les rues du village. Notre jeu, c'est de repérer l'imperio du village. Nous en profitons pour visiter quelques églises ; celle de Sao-Sebastiao nous touche particulièrement avec ses peintures à fresque que nous datons des 15-16ème siècles. Quel beau pays où les églises sont encore ouvertes, non gardées, malgré la présence d'œuvres d'art qui, n'importe où ailleurs, attiseraient la convoitise d'antiquaires sans scrupules.

De village en village nous arrivons à Praia da Vitoria, gros bourg doté d'une belle baie et d'une marina. Jacques de Saudade s'est arrêté là. Je jette un coup d'œil. Non, il est déjà reparti vers la France. Nous prenons la direction du centre de l'île dont les reliefs très chaotiques lui sont particuliers. Des vaches, noires et blanches bien sûr, quelques bœufs aux cornes décorées de fourreaux de laiton, des élevages de taureaux noirs et des tentaderos, les arènes d'entraînement, créent un paysage qui nous emmène loin de la mer. Nous nous arrêtons pour une petite excursion dans un vallon rempli de fumerolles volcaniques. Après quelques inhalations de soufre que nous déclarons bonnes pour notre santé, nous rentrons au bateau.

Il fait beau ! Une très bonne humeur règne à bord et nous nommons la journée JDC, la journée des compliments : oubliée la LEM d'il y a trois jours. Demain Claude part, aussi décidons-nous d'accélérer le stage techno. Pas trop quand même car nous comptons bien faire une autre virée dans l'île. Nous quittons Balum en fin de matinée et croisons Marc. Rendez-vous est pris pour ce soir avant le match de futebol. Virginie est une fan de foot et c'est l'Euro 2004, elle ne rate aucun match ; le pays organisateur est le Portugal et nous sommes dans une province de ce pays !

Dans chaque village, toujours les imperios que nous photographions. Pendant notre excursion vers le Monte Barbara, nous remarquons une nouvelle forme de cheminée, la variété de leurs formes selon les îles étant une vraie curiosité des Açores. Là-haut, nous retrouvons le brouillard et les hortensias en bordure des routes. Et puis au moment où nous commençons à nous lasser de ces paysages, nous découvrons des lagoas, des petits lacs de cratères. Petite station sur un banc au bord de l'eau, nous nous retrouvons encerclés par des dizaines de canards : c'est la nature sauvage, mais là, manifestement, ils attendent un bout de pain ! Fin de la journée. Contents de notre cohabitation aux Açores, nous nous consacrons "anticycloniques", par opposition aux "cyclothymiques" ou aux "dépressifs".

18 juin. Lever matinal. Aéroport. J'accompagne Claude jusqu'à l'embarquement. Elle va faire un "stop" d'une journée sur l'île de Sao-Miguel, puis Paris via Lisbonne. A peine rentrée, elle écrit son journal de voyage et me l'envoie. Elle conclut : "Après dix jours de Balum, me voilà en manque. J'ai fait une sieste et je tangue par moments : j'ai le mal de terre".   De mon côté aussi, le voyage arrive à sa fin, mais les Açores valent plus qu'un coup d'œil et la présence de Claude m'a rafraîchi le regard : un voyageur ça s'use. Naviguer en solitaire, ce n'est vivable que si on a de la compagnie ! Nous avons fait un peu d'informatique, pas trop, juste de quoi me souvenir de mon gagne-pain... La prochaine fois, si je repars un jour, repartirai-je seul ? C'est si bon de partager les levers de soleil, les bandes de dauphins dans l'étrave, la contemplation de l'horizon au-dessus des hortensias bleus des Açores. Le blues du navigateur solitaire...

A Horta, puis à Terceira, je vois arriver un certain nombre de bateaux amis, Merlin, Audélie, d'autres encore. J'ai des nouvelles de Samos, de Lou Virus. Certains ont vraiment eu du gros temps. Lou Virus a subi trois jours de vent force 9, une déferlante s'est écroulée sur le bateau, panneaux solaires arrachés, de l'eau est entrée par un hublot. Les Instructions Nautiques conseillent de faire cette traversée retour vers l'Europe à la fin du printemps ; il faut croire que nous vivons une année atypique. Certains services météo ont parlé de début de cyclone, depuis début mai il y a pratiquement tous les jours des "ondes tropicales" qui pourraient avoir le mauvais goût de dégénérer en tempêtes...

Que me réserve le trajet retour vers la France ? La météo est une de nos grandes préoccupations sur les pontons, d'autant plus que le temps aux Açores est tristounet ; allons-nous avoir une "fenêtre" pour partir ? Je tente, toujours sans succès, de recevoir, avec mon récepteur radio BLU et l'ordinateur, des fax météo, avec l'aide de Marc de Laaland. Ma radio fait la tête, rien à faire... Il reste Internet et ses prévisions cinq ou six jours à l'avance, pas toujours fiables.

Je rencontre un équipage original, celui du gros catamaran "Grandeur Nature", une école en bateau avec quatre adultes et huit jeunes à bord. Morgane avait repéré ma peinture sur le quai : "Balum - Morgat - Le Banc d'Argent". Ils ont passé trois semaines ancrés sur le Banc d'Argent, avec les baleines qui venaient batifoler sous les coques... Ils sont en train de terminer la boucle atlantique et je pense aux copains de ces ados qui viennent de passer l'année dans un collège, enfermés à huit cents dans une cour de récréation goudronnée... J'ai une grande discussion avec les adultes du bord autour d'un café au lait. Je joue le rôle du valet du système, du représentant de l'establishment ; en face, les marins éducateurs défendent une attitude très libertaire. Je suis partagé : les gamins du bord ont l'air d'être épanouis, heureux, équilibrés. La confiance mutuelle est évidente. Peut-on pour autant imaginer de généraliser ce qui ressemble à une expérience de laboratoire, un enchantement hors du temps pour quelques gamins privilégiés, même si certains sont envoyés là par la DDASS... Je me remémore un dossier que j'avais constitué, pendant mes études en Sciences de l'Education, sur les écoles itinérantes : écoles en bateau, en autobus, à dos d'âne... J'étais fasciné par ces tentatives alternatives. Aujourd'hui je pense qu'elles ont leur place, mais en marge du système ; elles ont le mérite de relativiser les solutions communes, elles libèrent l'imagination : l'encroûtement n'est pas inéluctable. Mais doit-on apprendre à voyager sur les mers plutôt que dans sa tête, la fantaisie et la curiosité ne naissent-elles qu'en larguant les amarres ? Je suis devenu raisonnable, je tombe moins facilement dans le piège des utopies. J'ai dû vieillir...

Claude est partie. Pour me consoler, les Festas Sanjoaninas de Terceira commencent ; elles débutent par l'inauguration de la marina - ceux qui sont arrivés avant ce jour ont droit à une ristourne ! Il va y avoir des concerts, des défilés de rue avec chars, groupes costumés et dansants, fanfares, des animations en tous genres et des lâchers de toros dans les rues. Tout est gratuit, très populaire, avec une atmosphère décontractée et familiale.

Une nuit, à minuit, j'assiste au concert des Wailers, ce qu'il reste du groupe légendaire de Bob Marley : belle conclusion musicale de cette année où je suis passé des mornas du Cap Vert aux biguines des Antilles Françaises, sans oublier le reggae omniprésent dans les West Indies.

Je ne peux pas y échapper, j'assiste au match de futebol Portugal-Angleterre de l'Euro 2004 : 1-1 à la fin du temps réglementaire, puis 2-2 après les prolongations, puis le Portugal gagne aux tirs aux buts... Suspense insoutenable au Centre Culturel de Terceira, ambiance déchaînée ! Rappel pour les étourdis : les Açores, c'est portugais...

Je profite de ces derniers jours pour fréquenter mes voisins, Africa Queen, Haliotis, Oléo, Fargo, mais dans ma tête je suis sur le départ. Je repense à tous les bateaux croisés en route ; rencontres d'un soir parfois. Je ne reverrai sans doute jamais la plupart d'entre eux, mais pourtant que de bonnes rigolades, que d'échanges riches, que de moments émouvants ! Dans les premières semaines de mon voyage, j'avais prévu dans mon journal de bord - et entamé - une réflexion sur la solitude. J'ai très vite effacé ce début de chapitre, il n'avait plus aucune raison d'être. Avant mon départ, quand on me faisait parler de ma virée, j'avais peur. Je n'osais pas affirmer que j'irais jusqu'au bout, de peur de m'attirer le mauvais œil. Ah, les superstitions des marins... "Si ça ne va pas, aux Canaries je fais demi-tour". Qu'allais-je trouver devant l'étrave ? Des cocotiers, du sable blanc, des clichés... Ayant vécu quelques années à Tahiti, j'avais déjà assouvi mes envies de plongées au milieu des récifs de corail avant de rejoindre le bungalow couvert de palmes des cartes postales. Je crois qu'en fait, cette fois-ci, je suis parti pour un voyage plus intérieur. Une année de voyage, c'est trois cent soixante-cinq jours où les seules préoccupations sont les nuages, les vagues et la cuisson des pâtes. Tout à coup je me suis découvert disponible, ouvert aux rencontres, à l'écoute des autres. Pas de tensions, pas d'urgence, du temps pour le futile, pour l'inutile, pour l'essentiel. Oserai-je le dire ? Oui, je me suis senti meilleur, cette année.

La météo est mauvaise. Je remets mon départ ; je voulais appareiller jeudi 24 juin, les copains m'en dissuadent. Un front associé à une forte dépression passe sur Terceira vendredi matin. La situation devrait être propice samedi matin. La fête continue à Angra do Heroismo. Ce soir, concerts, défilés de fanfares, encore un lâcher de toros au fond du port ; le but du jeu c'est d'attirer les bêtes dans l'eau. Il y a deux jours, le haut de la ville était bouclé, on en avait lâché trois et je me suis retrouvé, à vouloir faire des photos exclusives, avec un toro à quelques mètres, moi planqué derrière une cabine téléphonique, lui se demandant ce qu'il faisait là.

Vendredi soir, Michel et Hélène m'invitent à bord d'Africa Queen. Je rentre tard. Petite visite d'adieu d'Audélie, nous nous donnons rendez-vous à Toulouse. Un mot d'Haliotis, collé sur la porte : ils s'en vont demain aussi, ils retournent à Mordelles après deux années de vagabondage aux Antilles. Demain matin, je hisse les voiles, direction Morgat, je termine la boucle.

Samedi 26 juin, 8 heures, baromètre 1019. Haliotis m'a pris de vitesse, parti il y a une demi-heure ; Africa Queen et son voisin américain, un gros ketch, mettront les voiles plus tard. Après avoir contourné l'île de Terceira par le sud-est, moteur, vent de 12 à 15 nœuds. Dernier contact radio avec Africa Queen à 22 heures. Pendant la nuit, le vent tombe doucement. Je démarre le diesel vers 4 heures du matin. Au lever du jour, la grande houle est là, longue et tranquille. Quatre-vingt-dix- neuf milles en vingt-quatre heures. Baromètre 1029. J'entre dans l'anticyclone.

Les deux jours qui suivent vont être paisibles et même trop pour une fois : Balum ne va avancer qu'au moteur ou presque. Sauf pendant la sieste, ou la nuit ! Peu à peu, le vent s'installe, 10-12 nœuds. Aurais-je pu rêver meilleure météo ? Je navigue grand largue, cap sur la Bretagne. Pendant la nuit, le vent fraîchit, 13-14 nœuds, Balum cavale en permanence à 5-6 nœuds. Il se dandine avec ces vagues qui viennent de l'arrière. Quelques nuages passent, masquent un temps la lune montante, rien de bien sérieux. Je dors. Au matin, le ciel s'est à nouveau dégagé et Balum surfe sur l'anticyclone ! Le vent souffle à 15-18 nœuds. Le ciel se couvre, un grain menace de rincer le pont, mais non, fausse alerte. On va vers la pleine lune, la nuit n'en est que plus facile. Un énorme navire-usine de pêche passe à cinq cents mètres devant nous, tout illuminé. La mer est agitée mais elle ne m'empêche pas de dormir.

Je suis confiant, serein. J'avais fait mon calcul pour le retour en prenant comme base mes moyennes des grandes traversées précédentes, environ cent milles par jour. Je suis en train d'exploser la moyenne : aujourd'hui cent trente-six milles ! L'anticyclone est centré sur les Açores - ce n'était pas le cas quand j'y étais - et une "dorsale" se prolonge vers la France ; je suis en train de suivre le bord de cette dorsale et cette stratégie a l'air efficace. Pourvu que ça dure... Je comptais arriver le 8 juillet vers midi, aurai-je une journée d'avance ? Vous le saurez dans le prochain épisode. Baromètre 1029.

La cavalcade continue. Dans l'après-midi, le vent monte encore. Je finis par prendre un ris dans la grand-voile et un tour dans le génois, car des claques de vent atteignent 23-24 nœuds ; je soulage le gréement et Balum ne ralentit pas. Depuis plusieurs jours, je vois des bancs de physalies, ces drôles de méduses qui marchent à la voile, avec leur poche gonflée d'air au-dessus de la surface de la mer ; avant les Açores, celles que je voyais mesuraient vingt centimètres et étaient rares, maintenant elles sont petites, quelques centimètres et elles naviguent groupées à plusieurs dizaines. L'une d'elles a même atterri sur le pont la nuit dernière. J'apprends dans une encyclopédie pour enfants qu'on les appelle aussi les "caravelles portugaises". Voilà qui me plaît.

Le vent baisse pendant la nuit, histoire de ménager le sommeil du captain, mais il remonte au petit matin, en tournant doucement à l'ouest. Le jour se lève à peine, j'empanne et tangonne le génois : il n'y a pas d'heure pour manœuvrer ! D'un coup on passe de 5 nœuds à 6,5 nœuds. Baromètre 1027. Je suis à la latitude de Bordeaux ! Mon beau voilier continue à foncer de façon déraisonnable. Je n'en crois pas les relevés sur la carte. Première hypothèse : je bénéficie, en plus d'une bonne météo et d'un vent bien orienté, d'un courant favorable. Deuxième hypothèse, qui me semble plus rationnelle que la première, Balum sent l'écurie.

De bon matin, je prends deux ris dans la grand-voile et deux tours dans le génois. Le vent s'établit à force 5-6, avec des rafales à 30 nœuds, jusqu'au soir. Je barre pendant deux heures, histoire de soulager le pilote : j'aimerais terminer le voyage avec un pilote qui fonctionne encore... Je suis entré dans la zone météo "Roméo", dernière zone couverte par les prévisions météo de Radio-France-Internationale. Il va bientôt falloir que j'essaie de capter la météo marine de France-Inter.

Jeudi 1er juillet à 13 heures 08 : j'ai dépassé les dix mille milles depuis que j'ai quitté Morgat il y a presque un an. Je suis très satisfait ! En fait, je sais que ce n'est pas un exploit, ma seule performance remarquable a été, un beau jour, de larguer les amarres. Après, il suffit d'avoir suffisamment de spaghettis et de corned-beef dans les coffres. Mais quand même... Encore une fois je suis plutôt fier d'avoir fait un bout du trajet que des gens que j'admire ont parcouru, tous ces navigateurs qui m'ont donné envie d'aller voir au-delà de l'horizon.

A 3 heures du matin, le détecteur de radar me réveille : un cargo arrive droit sur Balum ; je modifie ma route de dix degrés et il passe à quelques centaines de mètres. Spectacle étrange, sous la pleine lune, cet énorme tas de ferraille qui passe en silence et qui ne m'a sans doute pas vu sur son radar...  

Avant la nuit, j'ai détangonné et empanné le génois ; le vent baisse progressivement. J'attends le petit matin pour larguer tous les ris. Le temps est absolument magnifique. Les caravelles portugaises ont envahi l'océan : assez souvent j'en vois à perte de vue, espacées de vingt à cinquante centimètres. Ces petites choses sont, paraît-il, extrêmement urticantes. J'imagine que les pêcheurs doivent en prendre plein leurs filets : comment font-ils ?

"Qui trop écoute la météo reste au bistrot". J'écoute beaucoup la météo et certains jours j'irais bien au bistrot ! RFI m'annonce à 12 heures 40 que sur la zone Roméo, le vent vient de l'ouest force 3 à 5, mollissant sud 2 à 4, puis tournant sud-ouest 4 à 6. Moi je veux bien, mais jusqu'à 19 heures, le vent est au nord-ouest. Là, enfin il commence à faiblir et à tourner lentement vers l'ouest. Puis à 22 heures un gros nuage passe et hop, il retourne au nord-ouest. Je vais me coucher, il n'y a pas de bistrot en vue. Vers 2 heures du matin, le cirque recommence : le vent faiblit, essaie d'aller vers l'ouest et il finit par y rester à peu près. Balum est plus ou moins vent arrière, avec une brise faiblissante ; du coup il se fait secouer par les restes de houle de ces jours derniers. Comme d'habitude, le captain s'accroche à son matelas. Où est donc passé le vent force 4 à 6 annoncé ? Bon, il ne faut peut-être pas se plaindre, trop de vent ce n'est pas bien non plus.

Je croise beaucoup de bateaux : j'approche d'une terre civilisée. 16 heures, un cargo ; vingt minutes après, ce sont six bateaux de pêche qui me tournent autour avec leurs lignes, et je leur demanderais bien d'aller ailleurs, s'ils pouvaient m'entendre. 17 heures 30, encore un gros cargo. Le dernier passera vers 20 heures. Après c'est fini, ils sont tous au bistrot.

La France approche ; j'arrive à capter France-Inter. Ah, quelle émotion ! Je retrouve les actualités, les affaires pédophiles, le Tour de France et les soupçons de dopage, les bouchons sur les routes pour les départs en vacances... Euh, tous comptes faits, rien n'a changé depuis l'année dernière ?

Baromètre 1024 Hectopascals : il baisse doucement. La météo de RFI annonce le passage d'une "dépression relative" juste là où je serai vers minuit, 1016 Hpa, vent force 5 à 7, puis elle se dirigera vers l'île d'Yeu. En début de soirée, la météo de France-Inter est d'accord : elle annonce aussi une dépression qui se dirige vers la Bretagne, vent force 4 à 6. Balum va passer dans l'œil du cyclone, enfin presque... Je ne suis pas trop inquiet, le plus ennuyeux sera l'inconfort pour dormir. Pour une fois, l'information semble fiable : je suis pile sur le passage d'un coup de vent, donc je prends des précautions préventives. Alors qu'il n'y a que 12 nœuds de vent, je prends deux ris dans la grand-voile, idem dans le génois. Je cale tout ce qui peut tomber. Pression 1019,9 Hpa. Et je m'installe, un polar sous les yeux, devant le baromètre. Vent entre 10 et 16 nœuds, à part quelques rafales à 20-22 nœuds en début de soirée, j'attends... 1 heure du matin, 1016 Hpa et 10 nœuds de vent ! Je réussis finalement à dormir quelques heures, en jetant un coup d'œil dehors de temps en temps. 5 heures 50 : tout à coup 25 nœuds de vent ! Et la pression est descendue à 1014 Hpa... La mer s'est calmée, la voilure est réduite, j'ai dormi ; je suis en pleine forme et curieux d'observer ce phénomène de l'intérieur !

De 5h00 à 6h30, vent de 20-25 nœuds, force 5-6. De 1014 à 1014,6 Hpa.
De 6h30 à 7h00, vent de 27-33 nœuds, force 7. De 1014,7 à 1014,9 Hpa.
De 7h00 à 9h30, vent de 30-36 nœuds,
force 7-8. De 1015,2 à 1017,5 Hpa.
De 9h30 à 11h45, vent de 25 à 33 nœuds, force 6-7. De 1017,8 à 1019,6 Hpa.
De 11h45 à 14h00, vent de 19-25 nœuds, force 4-5. De 1019,9 à 1020,8 Hpa.

Après, le vent souffle à 15-16 nœuds pendant plusieurs heures, pendant que la pression remonte : le lendemain matin, 1025 Hpa, c'est fini. Pendant toute la dégringolade du baromètre, pas de vent, il ne s'est levé qu'à la remontée : est-ce parce que j'étais trop près de l'œil du cyclone ? Même si cette explication n'est pas la bonne, elle me plaît bien, elle est beaucoup plus romantique que des histoires d'isobares plus ou moins rapprochés.

Dixième journée, la dernière : Balum a encore une centaine de milles à parcourir. Le temps est parfait, il le restera jusqu'au bout : 12 nœuds de vent, la mer se calme et quelques cumulus m'évoquent presque les adorables petits nuages des alizés. Je croise les cargos qui embouquent dans un sens ou l'autre le nouveau rail d'Ouessant, très au large, à soixante milles de la côte : le trafic est incroyable, j'ai en permanence à surveiller sept ou huit cargos, sans parler des chalutiers ; deux ou trois fois je mets un coup de moteur pour me précipiter sur l'autre trottoir et ne pas me faire écraser par un chauffard. Le plus étonnant, c'est que cette circulation est invisible de la côte : près du rivage, la mer d'Iroise est déserte à part quelques petits pêcheurs quand j'y arrive au petit matin. Bretagne, me voilà ! Je note les heures de marée : les courants sont puissants ici, il va même falloir que je calcule la hauteur d'eau pour le mouillage. J'avais oublié ces gestes depuis un an ; dans les îles et aux Antilles, les marées font parfois à peine trente centimètres : ridicule... Nous sommes en vives eaux, coefficient 97, donc beaucoup de courant et 5,50 mètres d'amplitude de marée à Morgat. La nuit va être royale : la mer se lisse, la lune se lève bien claire et la brise s'essouffle à 10 nœuds. Je vois apparaître les phares, Ouessant d'abord, puis Armen au bout de la Chaussée de Sein et les innombrables phares de la pointe de Bretagne : la Pointe Saint-Mathieu, l'île de Sein, la Plate et la Vieille... J'avais oublié ce magnifique spectacle. Bien des îles lointaines n'ont pas de phare, ou bien quand elles en ont un, les Instructions disent qu'il ne faut pas s'y fier, son allumage est aléatoire... Je surveille les bateaux de pêche, je ne dors pas beaucoup, mais cela n'a pas d'importance. Je suis dans le cockpit, j'observe la Grande Ourse et la Polaire, je suis bien. Je savoure cette dernière nuit en mer. Je repense à ma tante Alix qui nous racontait une de ses heures de gloire : elle avait été le quinzième visiteur du phare d'Armen, la première femme. Elle avait six ans, c'était en 1915. Maintenant, plus de gardien de phares, finies les relèves acrobatiques, on parle même d'éteindre tous les feux dans une vingtaine d'années, par la faute du GPS et de Galileo. Pourtant, que c'est beau ce ciel nocturne balayé par des pinceaux de lumière, cet horizon balisé de lanternes rassurantes, ce feu d'artifice en noir et blanc !

Mardi 6 juillet vers 8 heures du matin devant le Cap de la Chèvre, j'entre en baie de Douarnenez. Balum croise sa route d'il y a un an : avec Raphaël, nous partions vers le Raz de Sein. Etrange sensation, j'ai l'impression que c'était hier. A 10 heures, je jette l'ancre dans l'anse de Saint-Hernot. Silence. L'eau est un miroir. Pas un nuage. La crique est belle comme une calanque corse. J'avais prévu de mettre une douzaine de jours pour venir des Açores, en fait dix jours ont suffi : 1179 milles, 4,9 nœuds de moyenne, Balum est un bon bateau. La Bretagne m'accueille de façon... bretonne ! Après une nuit tranquille, seul au mouillage dans cette anse, je me réveille sous une pluie battante. Petite impression de déjà vu, le baromètre est en train de descendre de façon inquiétante, mais pas de vent et mer lisse pour le moment. Je me dépêche d'arriver au port de Morgat avant que la tempête se déchaîne. Vingt minutes au moteur. Une bande de dauphins vient me saluer à quelques centaines de mètres de la jetée. La capitainerie m'a réservé une place pour mon retour. C'est fini. J'attends que le déluge s'arrête pour aller téléphoner à la famille. Les amis commencent à arriver sur le bateau dans l'après- midi ; en buvant le champagne nous allons observer la dégringolade du baromètre jusqu'à 994 Hpa... Quarante-huit heures de gros temps ; force 10 au large de la Bretagne. Ces deux jours d'avance sur mes prévisions, je les passe à Morgat, amarré au ponton. Balum le savait, il a accéléré pour que la fin du voyage soit parfaite, comme l'a été cette année.

Balum a parcouru 10 562 milles nautiques en un an, presque 20 000 kilomètres. J'ai visité trente-huit îles, certaines longuement et plusieurs fois, d'autres quelques heures seulement. J'ai passé beaucoup plus de temps aux escales qu'en mer à me battre contre la bourrasque ou la pétole. Mon ciré a très peu servi, quatre ou cinq fois peut-être. Je n'ai jamais eu de rafales à plus de 40 nœuds, à part au mouillage. Je ne pense pas avoir eu de vagues de plus de cinq-six mètres. Le génois étant sur enrouleur, j'avais installé un étai larguable pour pouvoir gréer un tourmentin (une minuscule voile d'avant). Je n'ai jamais eu à l'utiliser. J'avais fait modifier la grand-voile : pose d'un troisième ris et modification du système de prise de ris en continu, celle-ci étant facilitée par des poulies. De plus, la grand-voile était entièrement lattée d'origine. Je n'avais pas à quitter l'abri de la capote de descente pour prendre un ris, ce que j'ai eu l'occasion d'apprécier plus d'une fois quand le vent soufflait trop fort : je restais à peu près sec, même sous les déferlantes. Pour assurer mon autonomie en énergie, j'avais installé une éolienne transformable en hydro-générateur pendant les grandes traversées ; ce matériel a très bien fonctionné, même si parfois il était insuffisant dans des mouillages trop abrités du vent. Je faisais alors tourner le diesel, trente à quarante-cinq minutes par jour pour recharger les batteries (éclairage, frigo, ordinateur, musique). Je m'étais doté d'un détecteur de radar du type "Mer-Veille". Cet engin est parfait, c'est une réelle sécurité, en particulier pour un navigateur solitaire. La nuit, je lui faisais une confiance absolue. J'ai vu des voisins de ponton qui avaient le même en plus de leur radar et les deux leur semblaient très complémentaires. Un feu tricolore en tête de mât doublait les feux d'origine. J'ai bien fait, ayant tout le temps eu des problèmes avec les anciens, trop exposés aux embruns et aux vagues sur les balcons avant et arrière. Je m'étais offert un frein de bôme, en remplacement du hale-bas : encore une belle invention, en particulier pour les navigations au portant. Finis les empannages intempestifs, on peut naviguer vent arrière même la nuit en dormant ! Je suis parti avec cinquante mètres de chaîne de huit millimètres et trois ancres : deux ancres de type "Fob" et une "Spade" légère de sept kilos. Je n'ai utilisé que cette ancre en alliage d'aluminium, elle n'a jamais dérapé, même avec plus de 40 nœuds de vent. J'ai utilisé un logiciel de cartographie sur mon ordinateur portable, avec le GPS connecté. J'avais des cartes papier, un compas de relèvement, un sextant… Mais franchement, quand on a commencé à naviguer avec le PC, c'est difficile de revenir en arrière ! Je m'en suis servi pour les horaires de marées, le courrier, la mise en page du site web, les films, le journal de bord, la musique... et la navigation ! Je suis parti avec deux pilotes automatiques : l'un, un vieux Navico, est hors d'usage après avoir conduit Balum pendant toute la traversée aller, et l'autre, un Simrad, est psychotique. J'ai racheté un pilote Raymarine chez un shipchandler free- tax à Saint-Martin, il a craché ses dents dans le coup de vent entre les Bermudes et les Açores. Réparé à Horta, il a assuré sans problème le retour Açores-Morgat. J'ai souvent regardé avec envie mes voisins de ponton qui avaient un régulateur d'allure, un dispositif qui marche avec le vent, sans électronique, sans engrenage... J'étais parti avec un bon stock de compact-discs de musique, une centaine de films en format Divix et trois étagères de livres variés. J'ai tout consommé, de plus j'ai fait pas mal d'échanges, aussi bien pour les livres que pour les films. J'ai découvert Rimbaud, Baudelaire, j'ai lu de nombreux polars, j'ai dévoré Harry Potter, j'ai savouré Stevenson, Jack London, Jules Verne, Sulitzer ! J'ai calé pour trois livres : "Du côté de chez Swann" de Marcel Proust (à la cent vingtième page), "Noces" d'Albert Camus (à la centième page), "Colline" de Giono (à la dixième page...). Pourtant j'ai essayé, je me suis accroché. J'ai perdu une gaffe, une chaussure, une bouée-fer à cheval, l'hélice de l'hydro- générateur, le coussin gonflable de l'annexe. On m'avait prévenu des dangers des longs voyages en bateau : le scorbut, le béri- béri, les cafards, les charançons, les moustiques sanguinaires qui infestent les mangroves... Je suis très déçu, je n'ai (presque) rien connu de toutes ces horreurs. Si, quelques moustiques, pas beaucoup. La pharmacie du bord a très peu servi, à part l'aspirine ! A part les pilotes, je n'ai rien cassé, Balum est propre, prêt à repartir.

J'ai vu des poissons volants, des tortues, des colibris, des pélicans, des puffins, des pétrels, des iguanes, des centaines de dauphins, des orques et même des caravelles portugaises, mais je voulais me baigner au milieu des baleines…

Bientôt l'heure des bilans, des conclusions, des "Alors, c'était comment cette année sabbatique ?". Il est trop tôt pour répondre et cela n'a pas d'importance. Pour le moment j'ai la mémoire d'une année de voyage ; ce film je veux me le repasser, encore et encore. Dans ma tête je n'ai pas jeté l'ancre. Pourvu que je navigue longtemps entre Les Grenadines et le Banc d'Argent. La boucle sera sans doute bouclée quand j'en serai à parler de mon prochain rêve, vers le Détroit de Magellan, vers les Marquises...  

En baie de Morgat, à bord de Balum,
jeudi 8 juillet 2004.

 

 

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