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Cinquième bouteille à la mer - octobre-novembre 2003

Le grand saut vers le Cap Vert

Musique : Sinéad O'Connor / Sean-Nos Nua

Mon passage sur l'île de Gran Canaria sera de courte durée, je n'y suis venu que pour retrouver les amis et faire un départ groupé vers le Cap Vert. J'emprunte une voiture pour un après-midi, je pourrai jeter un œil sur l'intérieur de l'île ; le problème quand on voyage en bateau, c'est qu'on est accroché au port comme la moule à son rocher, alors tous les moyens sont bons pour s'éloigner de plus de cinq cents mètres du mouillage ! Mais cette fois j'aurais dû m'abstenir... Pluie et nuages, ce n'est pas aujourd'hui que je serai séduit par Gran Canaria. Je patrouille au pied des falaises et là, le spectacle est désolant : imaginez une côte sauvage, très rocheuse, très sèche, pas de végétation ; hélas, elle est exposée plein sud, par 27° de latitude, le Tropique n'est pas loin. Ajoutez quelques promoteurs - ceux-là ont toujours le rôle du méchant, mais ils ne sont pas seuls à mon avis, d'autres signent des autorisations - et le résultat est une côte massacrée : partout des étagères à touristes, du blockhaus tropical. Chacun doit avoir sa terrasse d'où il peut apercevoir au moins un petit bout d'océan, alors on empile des studios qui escaladent la pente ; je découvre une concentration incroyable de logements dans des petites criques. Vingt mètres après le dernier clapier, c'est à nouveau le désert de pierre, l'espace... Pas de belles plages ; aucune importance, on fabrique des fausses plages avec sable rapporté, on plante quelques cocotiers et le tour est joué. Comment peut-on avoir envie de venir passer ses vacances ici ?

  La vie de ponton continue et tout le monde sirote des caïpirinhas, ces ti-punchs brésiliens vraiment délicieux, mais du modèle "frappe qu'un coup" ! Un soir dans une petite auberge à l'écart du circuit touristique  je mange un T-bone steack garanti argentin absolument fondant. Pas de doute, l'Europe s'éloigne.

Mercredi pluie, je ne pars pas. Jeudi matin pluie, je repousse encore. Vendredi 24 octobre à 10 heures 30, je bouge enfin avec à bord Marion, Clément et Michel : ils m'aident à m'extirper du coin minuscule où je suis garé ; ils m'accompagnent à la pompe pour compléter mes réserves de fuel et je les laisse sur le quai. Mouchoirs et corne de brume : hasta luego ! Si tout va bien, Samos enchaîne vers 14 heures, après un dernier repas au calme, et rendez-vous à l'île de Sal, au Cap Vert. L'archipel du Cap Vert, c'est une dizaine d'îles au large de l'Afrique, à environ trois cents milles nautiques de Dakar et huit cents milles des Canaries, une ancienne colonie portugaise indépendante depuis une trentaine d'années. C'est l'Afrique, nous quittons l'Europe et ses ports bien équipés. On aborde une zone où chaque plaisancier est milliardaire en comparaison des autochtones. J'imagine que ça ne sera pas toujours simple à vivre.

Je suis parti depuis deux jours et la météo n'est pas très conciliante. Du près serré, pas de vent, la pétole ! Et puis une heure avec 20-25 nœuds de vent la nuit dernière, suivie d'une petite averse... Bon, je ne me plains pas, dans l'ensemble il fait beau, je lis. Après "Les allumettes suédoises" et "Trois sucettes à la menthe", j'attaque "Les noisettes sauvages". J'ai perdu Samos à la VHF, nous espérions nous suivre, mais la mer est grande ; nos radios ne portent pas à beaucoup plus de quinze milles nautiques, une trentaine de kilomètres. Jusqu'à l'arrivée, je tenterai de les appeler une fois de temps en temps et j'apprendrai plus tard qu'eux aussi ont fait de même.

Nuit en mer magnifique. Grand calme. Pas de lune, la lumière des étoiles suffit et l'eau est tellement lisse que les planètes et les grosses étoiles s'y reflètent. Des dauphins viennent tourner autour du bateau en faisant "Fffssshhhh... Fffssshhhh..." Ils dorment sans doute à moitié, mais Balum doit les intriguer. Chaque nuit, deux ou trois cargos passent sur l'horizon, leur route est parallèle à la mienne, je les surveille quand même, méfiant. Ce matin, deux heures de moteur, la mer est un miroir à peine troublé par la grande houle paisible que nous envoient les tempêtes de l'Atlantique Nord. J'espérais arriver dans une zone avec une petite brise, non, toujours rien.

J'observe des dauphins dans le sillage, ils font des bonds fantastiques. Encore une nuit somptueuse. L'eau est souvent pleine de phosphorescences. Ici, le phénomène prend des proportions tropicales : par moments, autour du bateau, j'aperçois des explosions de lumière, des boules verdâtres de cinquante centimètres de diamètre qui s'éteignent au bout de quelques secondes. Je me mets à l'arrière de Balum et j'éclaire avec une torche puissante. Je vois sous l'eau à plusieurs mètres de profondeur et le spectacle est irréel : on dirait une masse de gelée transparente avec des flocons fluorescents gros comme des oranges en suspension. Plus tard, dans la nuit noire, des dauphins viennent tourner autour de Balum, je devine leur silhouette dessinée par les particules de lumière verte du plancton comme des torpilles lumineuses ; leur sillage me fait penser aux petites étoiles qui accompagnent la fée Clochette dans "Peter Pan". Pour ceux qui ont vu le film "Abyss" et ses extraterrestres des grands fonds, on s'y croirait. Grand plaisir et grande nouveauté, les poissons volants ; le premier, j'ai cru que c'était une grosse libellule ; après une demi-seconde de réflexion, je me suis dit qu'elle était vraiment trop loin de la terre, trois cents milles... Par la suite, j'en ai vu régulièrement, des escadrilles de petits fuseaux ailés qui décollent sur le dos des vagues, ou des gros solitaires ; une chose est sûre, ils ne planent pas, ils volent ! Je les vois suivre avec précision les ondulations des vagues, ils tournent, reprennent leur élan. Ils peuvent voler, paraît-il, sur plusieurs centaines de mètres. Le dernier matin, en arrivant sur l'île de Sal, je les observais en approchant du mouillage. Loïc, venu m'aider à mouiller l'ancre, en découvre trois sur le pont à l'avant de Balum, des malchanceux qui ont raté leur amerrissage. Ils sont déjà secs, je ne sais pas depuis combien de temps ils sont là.

Le mardi 28 octobre 2003, vers 18 heures, je passe le Tropique du Cancer, latitude 23° 27'. Après quatre ou cinq jours très tranquilles, le vent forcit. Il va même trop monter à mon goût. Les prévisions météo annoncent "vent force 4 à 6, localement 7" et ce sera 6 à 7 avec des rafales à 8... Balum est un bon bateau, mais dans ces situations- là, c'est le captain qui a des défaillances ! Les vagues enflent, elles vont sans doute atteindre quatre à cinq mètres, parfois plus et elles sont assez raides, avec des déferlantes imprévisibles. Les nuits deviennent pénibles, plus moyen de dormir. Je guette à l'abri de la capote, au cas où... La tempête crée la grande houle. Le problème c'est quand deux trains de houle se croisent. Balum prend la houle principale par l'arrière, la coque se soulève, tout va bien. Et puis toutes les dix minutes, une grosse vague arrive de trois quarts arrière, provoque un départ au lof, le pilote automatique est débordé, Balum se prend un coup de gîte de 30° ou plus, accélère... Enfin, au bout d'interminables secondes le pilote reprend le contrôle, ouf ! Je suis coincé dans ce grand-huit pendant trente-six heures. Imaginez le moral du captain. Je me fais secouer comme dans un shaker, le temps est lugubre, pas de dauphins, pas de baleines, l'humeur est pour le moins morose... Je me cale dans la descente, entouré de coussins, pour épargner les bleus que j'ai récoltés en valdinguant lors d'un départ au lof. Et je lis. Mais franchement, naviguer dans ces conditions, ce n'est pas vraiment du plaisir. Dire que je pourrais être au calme derrière un bureau, en train de faire des listes et des tableaux... Le dernier jour, le vent baisse, pas assez à mon goût : force 5 avec rafales à 6. Petits calculs à la table à cartes, je vais approcher de l'île de Sal en pleine nuit, il faut que je freine. Je réduis la grand-voile au maximum, deux ris et je roule complètement le génois. Je vais encore à 5-6 nœuds. Trop vite. J'affale complètement la grand- voile et je mets le génois au dernier ris, format planche à voile. Encore 4-5 nœuds. J'enroule la moitié de ma voile de planche et enfin la vitesse tombe entre 3 et 4 nœuds. Il reste bien sûr les houles croisées des deux jours précédents ; comme le bateau n'est plus appuyé par une grande surface de toile, je roule bord sur bord toute la dernière nuit. Je m'arrange pour arriver vers 9 heures du matin à Sal ; temps bouché, vent force 5-6, j'espère que les copains sont là. Et tout à coup, la VHF me parle : c'est Christine, de Chrysalide, qui m'accueille, puis Britta qui me souhaite bienvenue en Afrique ! Eric prend le relais au micro et me guide pour arriver au mouillage sans encombre. 20 nœuds de vent, Loïc m'attend à l'entrée du port avec son annexe, il embarque et va m'aider à mettre l'ancre : nous nous y reprenons à trois fois, mais ça y est, c'est fini ! Le bateau ne bouge plus. Merci les copains, merci, mais j'en ai marre... J'ai mis huit jours pour faire environ huit cents milles, dont une journée à cent quarante-huit milles. Cette fin de traversée aura été un vrai pensum. Pourvu que la suivante, La Traversée, se passe mieux...

 

Je suis dans le port de Palmeira, sur l'île de Sal, un port modeste partiellement protégé par une digue où accostent de petits cargos. L'alizé souffle, mais la mer est plate. Le mouillage est sûr, une quarantaine de voiliers sont là. Première vision du Cap Vert. C'est l'Afrique, climat très sec, relief volcanique, très peu de végétation. Ce qui me saute aux yeux dans le village de Palmeira, c'est la pauvreté, la saleté, les sacs plastiques qui volent, les gamins qui traînent, les jeunes désœuvrés... Contraste violent quand on arrive des Canaries. Paradoxalement, j'en avais besoin. Enfin je quitte l'Europe. J'en avais assez des menus en anglais et en allemand dans les restaurants, avec steaks frites et hamburgers comme seules spécialités locales ! La descente s'est passée de façons variées pour les autres. Samos a fait une belle étape, Michel et Bibi sont ravis, les enfants aussi. Chrysalide n'a pas eu de problème, mais Hobbit a cassé une pièce maîtresse du diesel, l'inverseur, et cela bien sûr en pleine calmasse. C'est un bateau lourd, pas fait pour le petit temps, il a plus besoin du moteur qu'un autre. C'est une sécurité pour éviter un cargo, pour les manœuvres dans les ports. Loïc a très bien préparé sa monture, il est minutieux et il a de grosses compétences en voile, en mécanique. C'est rageant. Eric et Christine de Chrysalide avaient décidé de les accompagner et restaient à portée de VHF. Ils vont revenir sur Hobbit pour faire le remorqueur pendant quarante-huit heures sur une mer à peu près lisse. Mais cette avarie casse le moral de Loïc et Britta et ils accusent le coup. Se faire expédier une grosse pièce mécanique par avion dans une île au bout du monde, ce n'est pas simple. De mon côté, la bouée-fer à cheval de Balum a été emportée par une déferlante ; le bout' de l'hydro-générateur, une corde d'une quinzaine de mètres qui traîne une hélice dans l'eau, a choisi de m'abandonner en plein coup de vent, me privant de la recharge des batteries. J'ai coincé la drisse de spi dans l'enrouleur de génois : plus moyen de réduire la voile d'avant et le vent soufflait trop fort, sinon ce serait trop facile ! J'ai fini par redérouler le génois dans une accalmie et tout est rentré dans l'ordre. Mais j'y suis allé à coups de marteau sur la drisse pour la décoincer. J'ai fait un bel accroc dans le génois et d'ailleurs celui-ci s'use à toute vitesse, en particulier dans la pétole : il tape, il claque, il s'accroche partout et quand j'en ai assez, je le roule, mais parfois trop tard. J'en ai marre... Deux jours de repos au calme et tout va commencer à aller mieux. Le frère de Bibi vient sur Samos vers le 25 novembre comme équipier pour la traversée de l'Atlantique, nous allons essayer de lui faire apporter la corde et l'hélice. Michel me passe une bouée-fer à cheval qu'il avait en trop. J'affale le génois, Loïc me donne de la toile à voile, j'ai des travaux de couture pour les jours à venir ! En fait, ce n'est qu'un petit accroc. Le moral revient.

Nous filons à l'aéroport avec Michel : la douane est là-bas, nous prenons un taxi collectif, un taxi aluguer, une camionnette avec deux bancs sur le plateau à l'arrière. Ce n'est pas cher et c'est aéré ! Il faut demander, c'est une nouveauté pour moi, la clearance pour Balum, le permis d'entrer dans les eaux du Cap Vert ; ensuite, je devrai, dans chaque île de l'archipel, contacter la police maritime afin de signaler ma présence ; enfin, le jour du grand départ, on m'accordera la clearance de sortie. Ah, le plaisir de la paperasse... Les capverdiens sont gentils, discrets. Ils ont un petit côté brésilien, métissés d'Afrique et de Portugal et le mélange est tout à fait intéressant. Les gamines de douze ans roulent du popotin de façon très naturelle, sapées comme des minettes, nombril à l'air, leurs grandes sœurs sont souvent très belles, beau corps, belle peau et les garçons sont plutôt beaux mecs, donnant dans le look banlieue ou rasta, c'est selon. Le tourisme démarre doucement ici et nous ne sommes pas trop des bêtes curieuses, mais il va nous falloir sans doute quelques jours pour nous acclimater. Le Cap Vert, c'est un autre monde. La vie s'organise au mouillage : soirées à bord de Samos, de Hobbit. La nuit tombe très vite sous les Tropiques, à sept heures il fait nuit noire, alors les retours à bord avec l'annexe se font dans l'obscurité. Un soir, je viens avec Bibi sur mon bateau, Bibi attache l'amarre et nous papotons, tranquillement installés dans le cockpit. La nuit tombe et tout à coup, nous voyons arriver une annexe, non, deux annexes, dont une en remorque... Mes voisins du catamaran Ilot ont vu une forme s'éloigner dans le noir ; à la jumelle, pas de doute : c'était une annexe ! Ils ont sauté dans la leur et ont rattrapé la mienne qui se dirigeait tranquillement mais rapidement vers le Brésil !

Je commence à prendre mes marques, ici. Je me baigne, j'en profite pour mettre un coup de grattoir sous la coque, elle commence à se couvrir d'un duvet d'algues. Un soir Eric nous propose une sortie au village ; il réserve dans un petit bistrot- snack. Nous nous retrouvons à treize pour manger une délicieuse feijoada (le cassoulet local) servie par une piquante "mama" au volume imposant. Des gamins du village viennent nous voir, la partie de futebol démarre avec Briac, Clément et les autres. Nous terminons par des tests comparatifs de rhums locaux, au rythme de la musique capverdienne. Nous y retournons un autre soir, nous arrivons à quatorze, on a retenu pour treize, "treze" en portugais : la tenancière avait compris "três" et préparé pour trois ! Du coup elle s'est débrouillée et nous a servi des steaks de thon grillés pour compléter la feijoada et le repas a été très réussi.

Nous avons retenu le taxi aluguer de Luis pour une journée : nous nous entassons à douze sur le plateau. Luis nous emmène aux salines, un cratère de volcan dont le fond se remplit d'eau de mer ; exploitation très simple, pelles et brouettes pour récolter le sel, baraques de bois déglinguées, paysage façon Vallée de la Mort. Nous nous croyons sur des champs de neige, on fait les clowns, chasse-neige et prise de carres, Luis ne comprend pas bien. Nous allons au sud de l'île, à Santa Maria, plage magnifique et eau turquoise, c'est le coin des hôtels à touristes : nous sortons nos pique-niques et déjeunons sous des palmiers. Nous avons demandé à Luis de nous montrer des tartarugas, ces tortues de mer qui viennent pondre sur les plages du Cap Vert ; très gentiment il obéit et nous emmène chez un ami qui a deux tortues de dix centimètres de long dans une demi-bouteille d'eau minérale. Christine, qui pensait voir des tortues d'un mètre de diamètre, prend un gros fou-rire et n'ose plus sortir de la camionnette...

Notre mouillage est venteux, parfois trop et tout le monde craint de voir son ancre déraper ; un bateau essaie de se mettre à l'abri entre la plage et Balum, mais sa marche arrière est capricieuse, il rate son coup, son ancre croche la chaîne de mon voilier, il remonte tout en même temps ! J'ai eu la bonne idée de m'offrir une ancre de luxe, elle ne se décroche pas : tout va bien ! Nous allons musarder de temps en temps en taxi aluguer vers Espargos, le gros bourg de l'île. Le cyber-café y est très fréquenté et bien équipé. Deux ou trois supermarchés, des boutiques, des bazars : les années quatre-vingt sont loin, on conseillait alors d'arriver au Cap Vert les cales pleines, tant il était difficile de s'y ravitailler. Les maisons sont petites, avec un étage, rarement deux. Tout est assez propre mais ce n'est pas l'opulence. Ici, quand on achète des cigarettes, on les achète à l'unité. J'ai vu un gamin se faire servir trois cuillères de lait en poudre dans un pot de yaourt vide, le tout pesé sur la balance de l'épicerie. Je me trouve bête à acheter après lui des produits de luxe, du Coca, des pommes...

Le chambard démarre dans la nuit. Trop de vent. Il a tourné, une grande houle contourne la digue et entre dans le port, un mètre cinquante de hauteur au moins et elle déferle pas très loin des bateaux les plus exposés. Les gros voiliers sont bousculés comme des petits dériveurs. Les équipages de Chrysalide, Hobbit et Samos passent une nuit à peu près blanche. Je suis épargné car je suis au fond du port, plus protégé. La houle va mettre deux jours à se calmer. A l'est du port, nous craignons tous qu'une déferlante s'écroule sur un bateau. Chacun se demande si son ancre va tenir. Samos dérape, il vient remouiller son ancre près de la mienne. Hobbit dérape avec Britta seule à bord, alors que nous étions partis à pied vers une oasis de l'île. Loïc avait déjà mouillé deux ancres, ce soir-là nous lui en rajoutons une troisième ! La pièce de leur diesel n'est toujours pas arrivée, ils l'attendent depuis deux semaines. Dans la nuit, le fils de Christine et d'Eric arrive en avion. Ils partent à bord de Chrysalide faire le tour des îles. Avec Samos, nous ne voulons pas laisser Loïc et Britta seuls au mouillage, pas manœuvrants. Nous convenons de rester encore quelques jours, histoire de leur tenir compagnie. Temps triste, grisaille et rafales. Nous tournons en rond dans nos bateaux. Ce soir, rendez-vous à bord de Hobbit, j'apporte une grosse salade de riz, Samos apporte un gâteau au chocolat. Le lendemain, je traîne, je lis au chaud sous la couette. Corvée d'eau : avec l'annexe je vais remplir des jerrycans à la fontaine publique. A côté, l'usine de dessalinisation fournit l'île en eau potable. Tout le village vient se servir ici, avec des brouettes contenant deux ou trois bidons. Une vieille dame semble être la responsable des robinets, elle nous réclame quelques centimes. Comment faisait-on auparavant, dans ces îles sans rivière, où la pluie est rare ?

La pièce-moteur de Hobbit n'est toujours pas là. Carlos, un Allemand qui est installé au village depuis des années nous explique qu'il faut toujours donner l'impression qu'on a le temps, c'est la meilleure attitude pour accélérer les opérations. Patience... Trois semaines après la panne, la pièce est enfin arrivée. Britta consacre une journée à parlementer avec le bureau des colis à l'aéroport. Au coucher du soleil, elle passe avec son annexe près de Balum : elle me montre le trésor, elle en a presque les larmes aux yeux. Ce soir, pour fêter ça, nous sommes tous invités pour une pizza party, des produits "maison", si j'ose dire : Britta est une bonne cuisinière et il ne lui viendrait même pas à l'idée d'acheter des pizzas toutes prêtes, de toutes façons introuvables ici.

Samedi 15 novembre, 8 heures du matin, départ pour l'île de Boavista : j'ai embarqué Clément, ses parents nous suivent. Nous quittons le port et attendons Samos qui nous rejoint après avoir hissé son spi asymétrique : photos. Nous croisons peu de temps après Chrysalide qui revient d'une virée passant par Sao- Nicolau et Boavista, ils vont retrouver Hobbit ; passage de relais, en quelque sorte. Belle navigation, nous arrivons à Boavista vers 16 heures et là, déception : la zone de mouillage conseillée dans les guides est loin, très loin du village et de la plage, comme si nous étions ancrés en pleine mer. Le temps est laiteux et venteux... La première impression est très mauvaise ! Cinq ou six voiliers sont déjà là ; un Concarnois que j'ai déjà croisé aux Canaries me dit que là, la mer brise quand la houle se lève, là aussi, là aussi... Très rassurant ! Plus tard, nous apprendrons qu'un voilier a cassé, oui, cassé, deux ancres à cause de la houle et des déferlantes quelques jours avant nous ! Ce soir repas sur Samos, Michel a pêché une belle bonite.

Parmi mes cadeaux de départ, j'avais reçu du matériel de pêche, des leurres, un livre sur la technique des "pros". J'avais acheté du fil, des hameçons, une belle plaque de liège pour enrouler ma ligne. J'ai essayé, mais rien à faire, je n'arrive pas à m'y intéresser ! Je pourrais me prétendre végétarien, mais non : j'aime déguster un maquereau grillé tout frais pêché. Je me force de temps en temps, je mets la ligne de traîne. Evidemment les poissons sont du complot, ils font exprès d'éviter l'appât, et je rentre tout l'attirail, persuadé une fois de plus que ce n'est pas un sport pour moi. Pas grave, j'aime bien les spaghettis.

Nous nous levons tôt le lendemain matin, à 8 heures, pour explorer l'île. Je suis en retard et quand je suis prêt, c'est au tour de Michel : le démarreur de son moteur d'annexe lui joue des tours. Nous voulions partir tôt avec le calme du petit jour et finalement, nous serons trempés par les embruns : le vent et le clapot se sont levés ! A mi-parcours, mon hors-bord hoquette et cale... Michel, qui par chance n'est pas loin, revient et me prend en remorque. Je regarde le réservoir. Panne sèche ! Je suis nul... Boavista est une île coquette, beaucoup plus séduisante que Sal. De la verdure, un joli village, des maisons soignées. Promenade au hasard des rues ; c'est dimanche, nous écoutons les cantiques accompagnés de guitare électrique et de percussions dans une église.

Nous démarrons un petit tour de l'île en taxi aluguer et nous arrivons dans une oasis avec un puits, le seul de l'île. Mais l'eau n'est pas bonne, vaguement saumâtre ; ici aussi, l'eau potable vient de l'usine de dessalinisation. Cocotiers, palmiers dattiers, contempler de la verdure nous rafraîchit les yeux. Notre chauffeur nous emmène voir un champ de dunes, un authentique désert au centre de l'île ! Du beau sable blanc, qui est, paraît-il, apporté par le vent depuis l'Afrique, depuis le Sahara. Les enfants s'en donnent à cœur joie ; ils dévalent les pentes, font des roulades comme des fous. Le tourisme a démarré ici depuis le début des années quatre-vingt-dix, et pour une raison que je ne connais pas, ce sont les Italiens qui viennent en masse à Boavista, et ils ont fait un bon choix : les plages sont magnifiques, sable blanc très fin et eau transparente. Le vent permet de faire de la planche à voile et les vagues du surf. Nous allons sur une plage avec notre taxi ; c'est un 4x4 et c'est justifié ici, il s'y reprend à trois fois pour franchir des ornières de sable profondes : il accélère et nous finissons par passer.

Nous serons restés environ vingt-quatre heures à Boavista, l'île est belle mais le mouillage ne nous semble pas assez sûr, nous avons décidé de partir dès ce soir pour l'île de Sao-Nicolau, plus à l'ouest. Je remonte mon ancre avec 20 nœuds de vent, mais je m'en sors. Le guindeau électrique de Samos tombe en panne, problème de fusible ; Michel finit par remonter son ancre à la main lui aussi. Quatre-vingt-dix milles nautiques à parcourir, nous pensons arriver demain en fin de matinée. Le vent souffle plus que prévu, Balum va être à 7 nœuds de moyenne pendant la moitié de nuit ; je suis Samos de très près, je vois son feu de mât dans l'obscurité. Nous ralentissons au petit jour. Arrivé dans le port de Tarafal vers 8 heures, je pose mon ancre ; café au lait et je vais faire une grosse sieste, je n'ai pas assez dormi !

Le relief de Sao-Nicolau est très montagneux. Des collines de roche rouge friable entourent la baie ; quelques arbres, des buissons rabougris, beaucoup de poussière. La baie est sous le vent de l'île, mais des rafales descendent des vallées et le plan d'eau est parfois agité. Une dizaine de voiliers sont déjà là. En rinçant le pont à l'arrivée, bonne pêche : quatre poissons volants et un petit calmar ont atterri sur le roof ! Le village de Tarafal est plus "cossu" que ceux de l'île de Sal, pourtant le niveau de vie reste très modeste. Nous allons à terre et sommes littéralement pris d'assaut par des gamins, les gardiens d'annexes ! On est des nouveaux, alors tous se jettent à l'eau pour être choisis et j'ai peur d'en blesser un avec l'hélice du hors-bord. Pour cinquante escudos, environ un demi-euro, ils surveillent notre annexe toute la journée. Mon gardien s'appelle Juan. Cette mendicité déguisée m'agace et puis je m'y fais peu à peu...

Le lendemain, un taxi nous dépose à Cachaço, un village en altitude ; quelques maisonnettes de pierres sèches, des ruelles de terre et d'herbes folles. Nous descendons par un petit sentier en zigzag vers la capitale de l'île, Ribera Brava, cachée au fond d'une vallée depuis l'époque des attaques des pirates arabes et autres aventuriers français. Trois heures de marche tranquille au milieu de la verdure, agaves, bananiers, orangers, paysage escarpé avec des cultures en terrasse. Là-haut, il fait presque frais et nous apprécions.

Ce sentier est très fréquenté, des ânes surchargés, des dames avec des bassines en équilibre sur la tête, des écoliers qui reviennent de l'école dans leur uniforme vert ou bleu, et tous sont très aimables. On se dit "bom dia", on échange quelques mots. Ici la vie coule paisiblement. Pique-nique sur le bord du chemin ; nous arrivons à Ribera Brava. Petites courses, nous achetons du "groge", le rhum local et rentrons en taxi à Tarafal. Les routes sont pavées à la mode portugaise, très bien entretenues. Notre circuit nous fait passer assez haut dans l'île ; nous découvrons, dans notre taxi ouvert à tous les vents, que d'immenses toiles d'araignées surplombent la route comme un dais, avec de grosses araignées noires et jaunes qui guettent : le tunnel de l'épouvante... Cris de terreur et grandes rigolades dans la camionnette.

Un jeune homme monte dans notre taxi collectif, peau très sombre et yeux verts : Bibi est sous le charme... Les Capverdiens sont très métissés et nous en croisons assez souvent qui ont les yeux bleus, verts, des yeux très clairs. A Boavista, deux jumelles de onze-douze ans m'ont fasciné : peau très sombre, une dizaine de tresses sur la tête, et des yeux d'un bleu de porcelaine : deux extraterrestres !

Michel a pris sa radio VHF portable dans le sac à dos. Il profite d'un arrêt du taxi à un col pour essayer d'appeler Hobbit et Chrysalide, nous les avons captés à la radio hier matin, mais eux ne nous entendaient pas. Britta nous répond tout à coup et c'est comme si elle était à côté de nous ! Ils se sont arrêtés à Carraçal, un petit port à l'est de l'île, et ils sont en route pour nous rejoindre à Tarafal. La radio VHF est un engin bien commode, nous nous connectons tous sur le même canal, tout le monde écoute tout le monde. Nous nous retrouvons tous à bord de Samos ce soir. Grandes discussions sur la pauvreté : Britta et Christine ont été impressionnées, choquées par ce qu'elles ont vu à Carraçal : ce village semble oublié au bout de l'île, il n'y a qu'une piste qui y conduit et c'est la misère. Les gamins dans la rue ont les jambes couvertes de plaies, les vieilles femmes tendent la main dès qu'un touriste apparaît. Le dispensaire ne désemplit pas dès qu'un médecin y est avec des médicaments à distribuer. Que viennent faire là ces gens avec leurs yachts de riches? Le Cap Vert est-il vraiment un lieu où on peut faire du tourisme ? D'un autre côté, nous y laissons quelques escudos et nous rapportons notre témoignage...

Dernière soirée ici : rencontre de l'équipage de Lou Virus, un bateau que j'ai déjà croisé aux Canaries, nous nous étions juste salués. Didier et Valérie naviguent avec leurs trois filles, tous les deux sont enseignants et ils ont pris un congé d'une année, éventuellement deux, pour élever leurs enfants. Finalement je pensais voir pas mal d'enseignants sur l'eau, non, ce n'est pas si courant.

Jeudi 20 novembre, tout le monde quitte Sao-Nicolau. Balum et Samos partent vers Mindelo, sur l'île de Sao-Vicente : le frère de Bibi y arrive en avion dans quelques jours. Hobbit et Chrysalide vont faire une halte de deux jours sur Santa Luzia, une île déserte à mi-chemin. Nous partons à 6 heures du matin avec Samos, temps magnifique et bon vent, 20- 25 nœuds. La visibilité est formidable, on voit les îles à quarante ou cinquante milles. Ce sont des îles hautes ; pourtant il y a quelques jours, je n'ai vu apparaître la côte de Boavista qu'à deux milles à peine devant l'étrave : le soleil brillait, mais cette brume qu'apporte l'Harmattan, le vent du désert, engloutissait l'horizon.

Michel va voir un beau requin de trois mètres passer à côté de Samos. Pas de poissons volants. Je croise des pêcheurs en pleine mer, sur une petite barque de bois dansant sur les vagues. Ballottés par la houle, ils plongent des lignes qu'ils remontent à intervalles réguliers. Je les revois une heure plus tard, ils ont hissé une voile qui a l'air faite de bouts de chiffons raccommodés. Par chance, ils ne vont pas tout à fait dans ma direction, sinon ils m'auraient doublé : la honte ! Je suis en maillot de bain, bien au sec dans le cockpit, eux portent des cirés dépareillés et se protègent comme ils peuvent des embruns. Nous venons de mondes très éloignés, et pourtant nous nous adressons de grands bonjours, entre marins.

L'arrivée à Mindelo est musclée : 30 nœuds de vent ! Heureusement je suis déjà dans le port : pas de houle car il est très abrité, mais les rafales descendent des collines. Il va falloir que je mouille l'ancre seul... Premier essai raté, évidemment, il faut que je recommence, je suis trop près de la zone de manœuvre des cargos. Le deuxième essai est le bon, mais le reste de la journée, je surveille le GPS : dérape-t- y, dérape-t-y pas ? Finalement, je ne bouge plus...

Nuit calme, Balum est en sécurité. Beaucoup de bateaux français ici, et un bon nombre que j'ai déjà croisés. Je vais saluer les équipiers du catamaran Ilot, vu à Sal, ils m'expliquent le cirque des gardiens d'annexes ici. Ce ne sont plus des gamins, ce sont des adultes qui organisent ce trafic qui est à la tête du client : l'un paie douze euros par jour pour qu'on lui garde son annexe sur la plage, un autre paie huit euros pour quinze jours... Les guides nautiques expliquent que Mindelo n'est pas une escale sûre, qu'il ne faut pas laisser son bateau seul la nuit, du coup le nouvel arrivant n'ose pas trop discuter. J'imagine que ce sont les mêmes qui gardent les annexes et qui les volent ! La police maritime m'a fait lire soigneusement un papier en français qui précise qu'il faut faire surveiller son voilier : "Toutes les conséquences et tous les risques pouvant résulter de l'inobservation de cette mesure incomberaient aux plaisanciers". Que fait la police ?

Le clube nautico, tenu par un "tourdumondiste" français qui a posé son sac ici et a racheté l'établissement il y a quelques mois, nous rassérène : l'endroit sert à manger à toute heure, propose des caïpirinhas glacées généreuses, sans compter que le gérant se charge de faire laver le linge et que nous pouvons prendre des douches (quand l'eau sera revenue, ces jours-ci l'usine de dessalinisation est en panne). Nous hésitions à venir ici, tous comptes faits Mindelo commence à nous plaire. C'est une assez grande ville, la deuxième de l'archipel, 47 000 habitants, elle est encerclée de montagnes volcaniques sur lesquelles les couchers de soleil sont superbes. L'Alliance Française nous accueille avec sa bibliothèque et sa vidéothèque. Comme partout au Cap Vert, les gens sont souriants. Le marché est très achalandé, très coloré, bref le séjour ici s'annonce agréable.

Je pense partir mercredi 26 ou jeudi 27 novembre, Merlin nous quitte dimanche, Chrysalide sans doute lundi, Hobbit pas très longtemps après. Persévérance, qui était resté traîner aux Canaries, a mis les voiles directement vers la Barbade le 21 novembre : bon vent à tous ! Nous devrions nous retrouver là-bas assez nombreux pour Noël.

Chaque bateau en partance fait le tour du mouillage : pour la plupart d'entre nous ce n'est pas un appareillage ordinaire, celui-là ressemble à un premier saut en parachute, un saut dans l'inconnu. Rires et cornes de brume, mais les yeux sont brillants et l'émotion est palpable. Radio-Ponton colporte des histoires d'équipages scotchés aux Canaries ou à Mindelo depuis un an, deux ans : ils ne se décident pas parce que les bricolages du bord ne sont pas tout à fait terminés, parce que les enfants ne sont pas vraiment prêts à supporter une grande traversée, parce que la météo n'est pas parfaite, pour plein de bonnes raisons… Certains finissent par rentrer en Europe, leur bateau est mis en vente, se couvrant peu à peu d'algues et de fientes d'oiseaux de mer. Moi j'ai l'estomac noué, mais je partirai. Traverser l'Atlantique c'est comme voler en deltaplane, pour s'arracher à la terre il faut d'abord courir sans penser à rien. Si je ne me lance pas, je ne saurai jamais si je peux trouver du bonheur dans cette folie.

Olivier, le frère de Bibi, est arrivé avec quarante ou cinquante kilos de bagages qui le suivent vingt-quatre heures plus tard ; il apporte entre autres choses essentielles les cours du CNED des enfants de Samos et l'hélice de rechange pour mon hydro- générateur. Il est bronzé comme un parisien en novembre, plus ou moins novice en voile, mais pas inquiet. Les équipages circulent d'un bateau à l'autre, le grand départ est proche et chacun veut partager ses appréhensions ; tout à l'heure, je vais sur Marines, le grand ketch sur lequel navigue le père de mon amie Armelle. Cet équipage d'hommes mûrs a préféré laisser les femmes à terre pour la traversée, mais ils assurent, côté cuisine ! Complication imprévue : l'usine de dessalinisation est toujours arrêtée, Mindelo n'a pas d'eau, nous sommes bloqués. Un gardien d'annexe, Manuel, va nous en trouver, il nous en apporte deux cents litres, de quoi compléter les réservoirs de Samos et Balum. Je me fais tailler les cheveux, la barbe et les bigodes (les moustaches !) chez un barbeiro. Je suis paré.

Derniers jours du côté africain de la Grande Mare, avant de tenter d'atteindre le bord occidental du monde. C'est un vieux rêve démarré sur un Mélody au large de Concarneau, durant l'été 1979. Nous étions neuf sur ce voilier et Michel, que nous appelions Quill à l'époque, était notre skipper. J'ignorais encore qu'on n'avait pas le droit de dire "ficelle" sur un bateau, qu'il fallait dire drisse, amarre, aussière, au pire bout'... Pendant cette croisière, j'avais passé mon temps dans le carré à lire le Cours de Navigation des Glénans, une vraie révélation. Les années ont passé et je suis là, entre Tropique et Equateur, prêt pour la Grande Traversée.

À Mindelo, à bord de Balum,
le 26 novembre 2003.

 

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