BALUM vers le Banc d'Argent

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Sixième bouteille à la mer -  novembre-décembre 2003

 Cap à l'ouest vers le Nouveau Monde 

Musique : Neil Young - Harvest

Je retrouve une dernière fois les équipages de Samos et Lou Virus à bord de Hobbit, je dépense mes escudos capverdiens pour d'ultimes courses : du beurre en boîte de conserve - très bon - des tomates, des pommes. Je paie mon dû à Kobi, mon gardien d'annexe, un Ghanéen qui doit avoir dans les 18 ans. Encore un qui est arrivé au Cap Vert pour fuir son pays, mais le Cap Vert n'est pas beaucoup mieux : pas de travail. C'est le quatrième ou cinquième qui me demande de faire la traversée vers les Antilles sur Balum. Je leur réponds que mon bateau est trop petit, ce qui les laisse perplexes : ils partiraient bien à quinze sur un tel yacht. Non, je me vois mal traverser avec des inconnus. Une cohabitation de trois semaines sur un aussi petit espace nécessite de bien se connaître ; de plus, comment arriver avec un sans- papiers sur ces îles où les douaniers ont la réputation d'être tatillons - et ne parlons pas des Coast Guards américains qui rôdent dans les Caraïbes... Je souhaite "good luck" à Kobi, c'est un gentil garçon.

Je quitte le Cap Vert avec l'impression d'être passé trop vite : comme beaucoup de navigateurs, j'avais plein d'a priori avant d'arriver ; les guides de navigation expliquent gravement qu'il n'y a pas d'eau, que l'avitaillement pose problème, que les gardiens d'annexes sont une vraie plaie... Quelques semaines plus tard, je me rends compte qu'on trouve de l'eau, il suffit d'avoir des bidons et une annexe, qu'on peut faire des courses si on n'est pas absolument attaché à ses marques de conserves... Quant aux gardiens d'annexe, c'est encore de ces petits métiers comme savent en inventer les pays pauvres, il faut apprendre à faire avec. Et on finirait presque par oublier que ces îles sont colorées, attachantes et surtout que les Capverdiens sont très ouverts. Ici, la vie est paisible, pas de stress, pas d'agitation, on prend son temps ; et j'aime les mornas, ces blues métissés pleins de nostalgie. Je reviendrai.   Nous partons ensemble avec Samos, en faisant le tour du mouillage : nous saluons Hobbit, C'est-La-Vie, Funambule, Lou Virus. Adieux un peu solennels, avec une boule dans la gorge, cornes de brume et mouchoirs. Cette fois-ci je pars pour quinze à vingt-cinq jours de mer : le grand saut.

28 novembre, 13 heures 30, nous hissons les voiles. 20 nœuds de vent portant dans le chenal entre l'île de Mindelo et celle de Santo Antao, beau temps : je pars pour une transat ! Je me sens euphorique ; j'ai entrepris mon voyage pour vivre ce moment-là et je le vis intensément. J'essaie de communiquer mon excitation à Michel et Bibi à la VHF et j'ai du mal à me calmer. Ils sont six à bord, je suis seul, personne pour me raisonner, je jubile.

Deuxième jour : au petit matin, je vois encore Samos devant moi à l'horizon, nous nous parlons à la radio. Mer agitée, mais bon vent. La bordure du génois commence à se découdre : s'en suit une séance de couture acrobatique sans pouvoir affaler la voile. A 11 heures, dernier contact avec Michel, après nous serons hors de portée. Cent trois milles à 13 heures 30.

Troisième jour : le génois continue à se découdre. Pendant trois jours je vais avoir mes deux ou trois heures quotidiennes de couture, avec l'aiguille triangulaire et la paumelle. Rituel du matin : trouver les poissons volants qui ont atterri par erreur sur le pont pendant la nuit. Ce matin, trois égarés. Cent trente milles en vingt-quatre heures. Pas mal !

Quatrième jour : le vent oscille du sud-est au nord-est, ce qui m'oblige à des manœuvres assez fréquentes, puisque je fais cap plein ouest : il me faut empanner la grand-voile, le génois, ou les deux. Moi qui croyais que j'allais faire la sieste pendant trois semaines... J'écoute Radio-France-Internationale. Les émetteurs africains couvrant cette partie de l'océan, je reçois les actualités africaines. J'apprends tout sur les renversements de gouvernements de Tombouctou à Addis-Abeba, mais rien sur la France, paradoxalement. Dans quelques mois, aux Antilles, je saurai tout sur l'Asie, mais toujours rien sur la France. RFI est un média de propagande, pour la bonne cause bien sûr : elle diffuse l'opinion de la France, terre de liberté, sur ce qui se passe dans le monde. Peut-être le monde gagne-t-il à ne pas savoir ce qui se passe en France ? Je fais du mauvais esprit... En bon petit Français, je suis habitué à des informations qui ne parlent que de notre nombril hexagonal et c'est une bonne chose de faire une cure de différence. Finies les "petites phrases" de nos hommes politiques, essayons de comprendre les problèmes géopolitiques internationaux. Bon, mais pas plus de dix minutes par jour, après je retourne contempler les merveilleux nuages des alizés. Cent vingt milles en vingt-quatre heures.

Cinquième jour : nuit trop noire à mon goût, mais on va vers la pleine lune. Le vent est monté, au matin les rafales atteignent 25 nœuds et Balum fait des pointes à 10 nœuds. Cent trente milles en vingt-quatre heures. À 17 heures 30, mon beau voilier a dépassé les cinq cents milles, le quart de la route ! Je fais un petit calcul, si je continue à cette allure je mets seize ou dix sept jours pour traverser.

Sixième jour : mer inconfortable cette nuit, cahoteuse. Depuis le deuxième jour j'ai arrêté de mettre le réveil ; je dors et puis quatre ou cinq fois, je vais faire un tour sur le pont. Si le vent tourne ou forcit, je me réveille et je vais régler les voiles si nécessaire. Parfois je suis sorti de ma couchette par des empannages intempestifs, généralement modérés par le frein de bôme. Dix poissons volants sur le pont ce matin ! Un cargo à l'horizon, le premier de la traversée ; il a l'air de se diriger vers l'Amérique du Sud. Cent neuf milles en vingt-quatre heures. Je relève ma route sur l'ordinateur et chaque jour je reporte le point sur la carte papier de l'Atlantique : on avance !

Septième jour : les journées deviennent parfaites : vent de 15 nœuds, pas de houle, beau temps, le bonheur ! Depuis plusieurs jours, je navigue avec les voiles en ciseaux : sur un bord la grand-voile est débordée à fond et bloquée par le frein de bôme, sur l'autre bord le génois est maintenu grand ouvert par le tangon. Avec son gréement de papillon, le bateau est stable, marche bien et c'en est fini des voiles qui claquent et se déventent. C'est une découverte pour moi ; j'avais déjà tangonné le génois, mais jamais assez longtemps pour en comprendre les possibilités : c'est génial ! De temps en temps, je trempe un pied dans l'eau, mais je n'irais pas jusqu'à plonger. Les cinq mille mètres d'eau sous la coque ne m'impressionnent pas plus que ça, en revanche l'opacité de la surface me cache les monstres marins à l'affût… Je ne vois jamais de requin, mais on ne sait jamais. Il m'est pourtant déjà arrivé de me baigner au large dans d'autres occasions, mais là, en solitaire, la crainte de voir le bateau s'éloigner soigne vite ce genre d'envie. Je me satisfais d'une douche fraîche dans le cockpit. Cent deux milles en vingt-quatre heures.

Huitième jour : la pétole... Depuis hier après-midi, le vent a faibli, mais il est toujours dans la bonne direction, j'avance à 2 nœuds, 3 nœuds. Quatre-vingt-six milles en vingt-quatre heures. Une petite crise de sinusite me donne des maux de tête, et je me suis trouvé un très bon remède : deux cuillères d'élixir de la Grande Chartreuse ! Variante : un sucre imbibé du même élixir. Voilà une médecine douce qui me va. Je lis. Aujourd'hui, j'ai cuit du pain : levage à l'ombre de la capote, cuisson à la cocotte-minute. Une demi-heure sur une face, une demi-heure sur l'autre et j'obtiens un pain rustique savoureux. La seule difficulté, c'est le dosage du sel. Je m'améliore. Comme le bateau ne va plus assez vite pour faire tourner l'hydro-générateur, le moteur va recharger les batteries pendant une heure. Bruyant mais nécessaire.

Neuvième jour : première averse tropicale, je suis réveillé en pleine nuit par les gouttes qui me mouillent les pieds par un hublot resté ouvert. Le vent a tourné, manœuvre sous la pluie tiède en pleine nuit. Un voilier à l'horizon. Je suis en mer depuis plus d'une semaine ; je constate que la solitude ne me pèse pas. Je n'éprouve pas le besoin de parler. Je pousse un juron à voix haute de temps en temps, voilà qui me suffit. Quatre-vingt-dix milles en vingt-quatre heures.

Dixième jour : un grain cette nuit. Je me lève, je réduis la toile, puis très vite le vent tombe complètement. Il restera mollasson et tournicotant. Quatre-vingt-onze milles en vingt-quatre heures. Je vois arriver les averses, d'épais nuages avec une grosse colonne sombre en dessous, la pluie. A chaque fois, j'espère ardemment que je vais l'éviter, je crains la violence des grains.  

Onzième jour : vers minuit, on a dépassé les mille milles, la moitié du trajet ! Vers 6 heures du matin, un grain avec 25 nœuds de vent. Deuxième cargo de la traversée, il se dirige vers l'Afrique. A 11 heures 40 en temps universel, c'est le rituel de la météo marine sur Radio- France-Internationale et aujourd'hui Arielle Cassim annonce : "Le bulletin météo est long aujourd'hui, alors je vais essayer d'aller vite pour avoir le temps de parler du Salon Nautique de Paris..." Tous les marins en mer ont dû la maudire ce jour-là ! La réception n'est pas toujours très bonne, le haut-parleur crachote et j'ai beau enregistrer le bulletin avec un dictaphone, c'est parfois de la devinette, alors si en plus elle va vite... Je m'offre du foie gras pour fêter la moitié du parcours. Je le mange à la petite cuillère, comme un yaourt.

J'ai commencé la fabrication d'un cédérom pour les "didieristes" avec l'ordinateur, une tâche très prenante, très motivante aussi. Je tente de raconter en photos, au micro et en musique, le départ tel que je l'ai vécu. Je ne sais pas comment les remercier, alors j'essaie de leur préparer un beau produit, d'y mettre un peu de mon émotion : trouver les anecdotes à raconter, les bonnes photos et des musiques qui collent. Je m'enregistre, on entend les bruits de poulies, les cordages qui claquent ; pas de doute, je suis au milieu de l'Atlantique !

Ces jours-ci je guette l'évolution d'une dépression tropicale dénommée Odette qui approche des Antilles. Cent milles en vingt-quatre heures. Les nuits sont magnifiques, pleine lune. Les phosphorescences dans l'eau deviennent des explosions de lumière verte, comme des flashes qui durent une seconde et s'éteignent.

Douzième jour : le vent est toujours tranquille. Ce matin j'ai vu mon premier paille- en-queue ! Je n'avais jamais vu cet oiseau, mais pas de doute, je l'ai reconnu, il a une queue trop caractéristique.

Quatre-vingt-seize milles. Aujourd'hui, pétole et en plus je fais du près serré ! Le vent a tourné au sud-ouest. C'est ma première transat, mais j'ai quand même l'impression que l'alizé n'est pas ce qu'il devrait être : je suis tout le temps en train de changer les réglages de voiles, j'empanne le tangon de génois, j'empanne la grand- voile, pas très stable tout ça.

Treizième jour : il faut que je retarde ma montre d'une heure tous les quinze degrés de longitude. Je change d'heure, je passe en TU - 2, temps universel moins deux heures, ce qui va mieux correspondre au soleil. A la météo, on annonce sur Alizés-Ouest, la zone où est Balum, un coup de vent de force 6 à 8, mais je suis dans le sud de la zone et j'ai une brise évanescente. Quarante et un milles en vingt-quatre heures : record de lenteur ! Je fais tourner le moteur pendant quatre heures pour essayer de revenir dans des zones plus venteuses.

Quatorzième jour : la pétole, toujours la pétole... Je ne me plains pas, la vie est douce à bord du bateau, le cédérom des didieristes avance, je lis, je regarde la mer, je guette les dauphins et les globicéphales qui sont très intrigués par mon hydro- générateur. Un cargo passe à cinq cents mètres devant l'étrave ; personne sur le pont, impression nette que personne n'a vu mon petit bateau. Trente-cinq milles en vingt-quatre heures, nouveau record ! J'avance à 1 nœud, 2 nœuds, je mets le tangon, j'enlève le tangon...

Quinzième jour : nuit tranquille, vent entre 6 et 9 nœuds, Balum avance à 3 nœuds. Soixante-six milles en vingt-quatre heures, c'est mieux...

Seizième jour : nuit fatigante. Le vent n'est pas très fort, il est pile sur l'arrière ; avec les vagues, le bateau roule et empanne plusieurs fois bruyamment : réveils en sursaut, manœuvres, sommeil en pointillés... Encore un voilier à l'horizon. Je change de zone météo : Est-Antilles, j'approche ! Le bateau marche bien, cent quatre milles en vingt-quatre heures, enfin !

Dix-septième jour : à nouveau une nuit agitée à partir de 4 heures du matin. Balum fonce comme un grand. Ce matin à 8 heures 30, nous avons fait mille cinq cents milles depuis Mindelo. Cent seize milles en vingt-quatre heures. Un grand catamaran me double, qui doit filer vers le nord des Petites Antilles. Balum est un monocoque, un "monomaran" ; il va deux fois moins vite, je n'en ai rien à faire, je suis bien ici. C'est sûr, je commence à penser à l'arrivée, mais je pourrais aussi naviguer encore pendant deux ou trois semaines dans ces conditions : j'ai des sodas frais et je ne me lasse pas de ce ciel d'alizés. Que demander de plus ?

Dix-huitième jour : nuit impeccable ! Le bateau marche fort, des pointes à 7 nœuds, le vent est stable. Cent dix-huit milles en vingt-quatre heures.

Dix-neuvième jour : cette nuit, les rafales sont montées à plus de 25 nœuds, puis elles se sont calmées, malgré quelques petites averses en fin de nuit. Maintenant que la lune commence à décroître, elle se lève de plus en plus tard, 2 heures, 3 heures du matin... La nuit est sombre. Je passe en heure TU - 3. Cent trente-trois milles en vingt-quatre heures : Balum sent l'arrivée ! Le vent souffle, du coup la mer a gonflé ; à la tombée de la nuit j'ai pris le deuxième ris dans la grand-voile, mais le bateau ne ralentit pas, 6, 7, 8 nœuds...

Vingtième jour : la nuit a été robuste ! Des pointes de vent ont atteint 30 nœuds et les vagues sont assez désordonnées ; j'ai fini par descendre entièrement la grand- voile en laissant le génois tangonné, partiellement roulé. Je n'ai pas beaucoup dormi. J'ai changé de zone météo : Sud-Antilles, j'y suis presque. Un cargo fait la transat en sens inverse. Grosse averse en fin d'après midi : le bateau est tout propre, tout dessalé. Après toutes ces semaines au Cap Vert, Balum était couvert de poussière volcanique, il est à nouveau briqué et lessivé, voiles bien blanches. Il s'agit de faire bonne impression au bout d'une transat. Je n'ai toujours pas renvoyé la grand-voile. Je vais arriver trop vite, je ne veux pas aborder la Barbade en pleine nuit. Je réduis encore le génois pour ralentir. Depuis minuit, je vois les lueurs de l'île dans le ciel. Nuit brinqueballée mais supportable. J'ai fini par redérouler le génois, j'avais trop ralenti. Un grand paquebot de croisière approche de la Barbade en même temps que Balum, tout illuminé ; je suis au sud de l'île vers 7 heures du matin.

A l'aube, un arc-en-ciel m'accueille dans le Nouveau Monde. C'est sûrement un signe... Je passe en TU - 4. J'essaie d'appeler à la VHF Samos, Persévérance. Pas de réponse. Je démarre le diesel pour entrer dans Carlisle Bay ; vers 10 heures, j'arrive, je m'approche du rivage, quatre mètres d'eau, l'ancre tombe, premier essai raté, le deuxième sera le bon. Je suis à cinquante mètres de la plage ; sable blanc, cocotiers, eau d'une transparence incroyable, bleu piscine. J'ai traversé l'Atlantique ! J'essaie de réaliser, je ne suis pas vraiment ému, je suis trop fatigué !

Persévérance est mouillé tout près. Antoine me rejoint en annexe ; il m'apprend qu'il faut aller régler les formalités d'arrivée, la fameuse clearance, au port de commerce avec le voilier. Moi qui pensais faire enfin une grosse sieste... Il m'aide à la manœuvre, je remonte l'ancre et on y va. Dans le port, tous les quais sont occupés par les énormes paquebots de croisière qui écument les Caraïbes, ils sont cinq ou six. On réussit à caser Balum dans un petit coin. Paperasses : la police, la douane, les affaires sanitaires, je jure que je n'ai pas d'armes, pas de maladies, pas de lingots d'or, etc. Comme d'habitude, on est à la limite du ridicule, mais je me plie à ces traditions qui semblent essentielles. Je suis hagard, je n'ai pas assez dormi.

Retour au mouillage, Brigitte nous rejoint et nous buvons le champagne ! Je suis très fier, même si, au fond, ce n'est pas si compliqué de faire cette navigation. J'ai quand même traversé un océan... Mon admission au club a été facile, l'Atlantique a été bienveillant pour le débutant que je suis. Pourvu qu'il en soit toujours ainsi. Quand on a rêvé pendant des années, on imagine que la réalisation de ce rêve va tout bouleverser. Non, rien n'a changé, à part une profonde satisfaction. Je m'autorise à souffler, c'est fini. Je l'ai fait. Les nouveaux cap-horniers avaient le droit de cracher au vent, ma première transat me donne-t-elle un droit ? J'ai mis vingt jours, environ cent milles par vingt-quatre heures. Persévérance a mis vingt-trois jours en venant directement des Canaries. Samos n'est pas là, finalement ils sont allés directement en Martinique, pour cause d'horaires d'avion ; ils ont eu peur des calmes. J'apprends que Chrysalide a mis quatorze jours et huit heures pour rallier la Guadeloupe. Merlin et Penn Kalet sont eux aussi au mouillage et les semaines qui viennent vont être très agréables.

Nous sommes à Bridgetown, la capitale de la Barbade, et Carlisle Bay fait face au quartier d'origine de la ville qui s'appelle "Careenage" : un petit bras de mer pénètre dans la ville, il devait être le seul abri pour les bateaux des premiers occupants, il y a quelques siècles. Petite ville élégante, animée, touristique mais pas trop. Nous accostons avec les annexes à un ponton qui aboutit au "Boatyard", un club- boîte de nuit directement ouvert sur la plage. Le personnel est très prévenant, les services sont gratuits : eau douce, douches, et on peut faire laver son linge. Que demander de plus ? En contrepartie, la musique vrombit jusque tard dans la nuit... Nous allons souvent profiter des "services" du bar, bières fraîches et piñas coladas, en particulier au moment de la "happy hour" : moitié prix ! La plage est absolument magnifique, une vraie carte postale. Nous sommes conquis par les Barbadiens, par ce vieux fonds de culture coloniale anglaise mêlé de parfums afro-antillais. Les dames ont des chapeaux de paille avec des fleurs artificielles, des robes en cotonnades fleuries, mais la culture jamaïcaine est très présente, avec les "dreadlocks" des rastas, la musique, le reggae ! Cela fait un mélange tout à fait intéressant ; l'accueil et l'empressement des gens achèvent de nous séduire. Il suffit que nous ayons l'air de chercher quelque chose pour que quelqu'un nous aborde et nous propose son aide.

C'est un vrai plaisir de traîner en ville, tout le monde semble de bonne humeur. Le niveau de vie est relativement élevé ici, pas de misère, même si l'île est assez surpeuplée : les maisons de bois sont minuscules, mais bien entretenues. Des fleurs, des bananiers, des arbres à pain (oui, ceux qui ont été rapportés par le Captain Bligh, celui de la Bounty !), des décorations de Noël partout. Dans le bus, nos voisins entament spontanément la conversation, nous parlent de leur pays et de la France, nous indiquent les bons coins. Au supermarket, une dame nous prend en charge dans la cohue pour qu'on ne nous chipe pas notre place dans la queue à la caisse !

Une de mes premières tâches est de poster les cédéroms des didieristes : l'ancre à peine posée sur le fond de sable de Carlisle Bay, j'ai ajouté à mon message multimédia une dernière information, la date de mon arrivée dans le nouveau monde, et j'ai gravé le résultat en une vingtaine d'exemplaires. Je fais sagement la queue à la poste centrale de Bridgetown, j'aimerais que ces lourdes enveloppes parviennent aux comploteurs de juillet avant le Jour de l'An. J'apprendrai plus tard qu'elles ont toutes voyagé au moins trois semaines. Tant pis, j'ai essayé.

Avec Brigitte et Antoine, nous explorons l'île en bus ; les chauffeurs sont parfois déchaînés, le reggae fait trembler les vitres, ils foncent une main sur l'autoradio, l'autre main en train de saluer les bus qui passent en face et en plus ils mangent une glace à l'eau... L'intérieur de la Barbade est très cultivé, des champs de canne à sucre couvrent les collines. Nous visitons une grotte pleine de stalactites et stalagmites : l'île est un ancien plateau corallien qui s'est soulevé, c'est la seule île des Antilles qui n'est pas volcanique. Après, nous allons manger au bord de l'eau, à Bathsheba, le grand centre de pêche au poisson volant ; nous avons découvert que ces poissons se capturent avec un filet à papillons ! Tous les soirs, une petite barque passe au milieu du mouillage, lampes allumées, et le patron attrape les exocets en plein vol. Très bons, grillés... Avec les équipages de Merlin, Penn Kalet et Persévérance, nous allons visiter une distillerie de rhum, la plus ancienne de l'île ; nous passons une matinée odorante dans les effluves de mélasse et d'alcool.

Je copine bien avec les équipages de Merlin et de Penn Kalet. Soirées chez l'un, chez l'autre, la vie au mouillage est toujours très conviviale. Les discussions entre marins voyageurs sont souvent très enthousiastes ces jours-ci. Une transat, c'est enjamber un océan, c'est aussi un sacré bond dans la tête. Chacun essaie de trouver les mots justes pour exprimer sa satisfaction de l'avoir fait. On a envie de dire et de redire qu'on est heureux d'être là, le rêve est enfin réalisé et toute la tension accumulée retombe. C'est une coupure dans une vie, une belle occasion de faire le point. Enfin on a le temps de profiter les uns des autres. Les parents peuvent enfin regarder grandir leurs enfants ; pour ceux-ci, l'école et les copains manquent parfois, mais par contre ils ont leurs parents à plein temps. Et moi, de mon côté, j'ai l'impression d'avoir enfin décompressé, j'arrive à ne rien faire, je me sens par moments complètement tranquille, serein, décontracté, je regarde le coucher de soleil et je souris béatement. Zen...

Je découvre une spécialité tropicale sous mon bateau : les anatifes ! La coque de Balum était à peu près propre en partant du Cap Vert ; trois semaines plus tard, elle est couverte d'anatifes, ces petits mollusques qu'on appelle pouces-pieds en Bretagne : des petits pédoncules longs de deux ou trois centimètres terminés par une espèce de bec corné. J'imagine que ce revêtement façon paillasson ne doit pas être très hydrodynamique. Je plonge, je gratte.

A trois cents mètres de nos voiliers, nous profitons d'une attraction formidable, deux cargos coulés près de la plage à une dizaine de mètres de profondeur. Ils ont été mis là pour le plaisir des nageurs et c'est très réussi. Nous plongeons avec masque et tuba, c'est magique. Des milliers de poissons multicolores nous frôlent, des langoustes se cachent dans des recoins inaccessibles. On y va avec des bouts de pain ou des biscottes et les poissons viennent nous mordre les doigts quand le croûton est fini.

J'accoste au ponton du Boatyard, Olivier de Audélie me salue d'un "Joyeux Noël" sonore. Il me faut quelques secondes pour réaliser : eh oui, Noël approche. J'ai beaucoup de peine à l'admettre, cette période est tellement associée pour moi au froid, aux gros pulls... Nous décidons de passer la nuit de la Nativité sur la plage : nous récupérons un demi-tonneau en tôle, une grille, les enfants ramassent des brassées de bois flottés à brûler, des palettes pour faire des tables et nous nous retrouvons une trentaine pour une veillée très tropicale. Poulets et saucisses grillés, salades en tous genres et pendant ce temps, les enfants font des parties déchaînées de ballon prisonnier dans le noir, et même des concours de châteaux de sable.

Demain ou après-demain, je me dirige vers la Martinique avec Persévérance. Nous avons des envies de marina ! Il va me falloir prendre rendez-vous pour caréner Balum et réviser la mécanique : le démarreur me joue parfois des tours. Avec Antoine et Brigitte, on se propose d'aller passer le réveillon de Nouvel An à Fort-de- France.

Il fait beau, l'eau est à 27°-28°. Que vais-je faire dans les mois qui viennent ? Je n'en sais rien. La navigation aux Antilles est facile, les alizés sont traversiers, ainsi on peut aller facilement du nord au sud et du sud au nord. Les Grenadines, Antigua, Barbuda, Saint-Kitts et Nevis, les Saintes ou Marie-Galante... Le problème va être de choisir. J'étais parti pour traverser l'Atlantique. J'ai réalisé ce vieux rêve. Je ne vais pas en rester là. Chaleur, cocotiers, eau tiède et fonds de corail. Prochain rêve éveillé : les Antilles.

À la Barbade,
à bord de Balum, le 26 décembre 2003.

 

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