BALUM vers le Banc d'Argent

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Septième bouteille à la mer - décembre 2003 - janvier 2004

L'hiver aux Antilles

Musique : Erik Satie / Anne Queffelec - Serenity
Maurane - L'un pour l'autre

 

Passer l'hiver aux Antilles est une perspective plutôt agréable : l'eau est tiède, la pluie ne dure jamais plus que le temps d'une averse, l'alizé est souvent soutenu mais il a le mérite de faire tourner l'éolienne et il rafraîchit l'intérieur du bateau ; les îles sont très belles, végétation luxuriante, belles plages de sable noir ou blanc, eau cristalline ; dans l'ensemble les contacts avec les habitants du coin sont plutôt faciles. Tout est parfait ? On en reparle dans trois mois ! Les Antilles, c'est une multitude d'îles éparpillées du Venezuela au sud jusqu'à la Floride au nord. Balum va se limiter aux Petites Antilles et il y a de quoi faire, des Grenadines jusqu'aux Iles Vierges, pour terminer si tout va bien par un passage à Porto Rico et Saint-Domingue. Ensuite, eh bien ce sera le début du retour, Bermudes et Açores... Mais nous n'en sommes pas encore là.

Samedi 27 décembre, 14 heures 30 : avec Persévérance, nous quittons Carlisle Bay et La Barbade. Départ retardé, Antoine a des ennuis de guindeau, il découvrira que son engrenage est cassé ; avec le vent il ne peut plus décrocher son ancre, il va finir par la remonter avec l'aide de Pierre de Penn Kalet et Christophe de Merlin. Ah, la solidarité des gens de mer n'est pas un vain mot !

Beau temps, bon vent, nous sortons toute la garde-robe. Balum a les voiles en ciseaux, génois tangonné, et Persévérance a déroulé grand-voile, génois et trinquette : nous nous photographions. La Barbade s'éloigne, c'est vraiment une belle escale et je ne regrette pas de l'avoir choisie comme terme de ma traversée de l'Atlantique. Navigation sans problème toute la nuit. J'aperçois dans l'obscurité le feu de mât d'Antoine et Brigitte et de temps en temps on papote à la radio. Le lendemain, en approchant de la Martinique, nous allons nous prendre un grain carabiné : 30-35 nœuds de vent, grosse pluie, plus aucune visibilité ! Je réduis les voiles et j'attends l'accalmie. Je termine le trajet au moteur pour atteindre l'anse du Marin, au sud de la Martinique, avant l'obscurité : sous les Tropiques, la nuit tombe vers 18 heures 30.

La marina du Marin est assez récente et elle est devenue une des plus importantes des Antilles : six cents bateaux, dont beaucoup de gros catamarans de location basés ici. Ce côté "parking" n'est pas très attirant, mais c'est une bonne escale technique pour nettoyer le bateau, faire de l'eau, du fuel et les réparations. Bien sûr nous retrouvons des équipages déjà rencontrés sur les pontons et nous nous racontons nos histoires de traversées : chacun veut savoir combien de temps les autres ont mis, ont-ils pêché, ont-ils eu du gros temps, ont-ils croisé beaucoup de cargos, combien de cachalots... Alex, de Horus, qui vient de l'île de Groix, a fait la transat à vue avec trois autres voiliers ; des baleines ont joué autour de leurs bateaux pendant plusieurs heures, passant de l'un à l'autre, un festival ! Balum, pour le moment, n'a pas vu grand'chose : un souffle dans le sillage, une nageoire de baleine à bosse tapant l'eau et puis c'est tout. Par contre j'ai beaucoup vu de dauphins en tous genres ! Mais tout de même, une petite baleine qui viendrait jouer sous la coque...

C'est grand la Martinique, montagneux ; la végétation est tropicale, même si parfois au détour d'une route, on a une petite impression d'Auvergne : herbe grasse, vaches, bouquets d'arbres au creux des vallons. Nous flânons dans les Jardins de Balata, un très beau jardin botanique tropical où nous sommes accueillis par un vol de colibris noirs. Nous fêtons l'arrivée de Samos ; ils étaient partis pour une virée vers les Grenadines.

Nous passons le réveillon du Jour de l'An ensemble, avec les équipages de Persévérance et Djélali : nous avons réservé une table dans un bistrot-concert, musique cubaine, langouste et foie gras. Bonne année 2004 ! Nous allons nous baigner sur les belles plages du sud de la Martinique, à Sainte Anne, aux Salines : sable moelleux, eau limpide et cocotiers inclinés vers le large, comme dans les publicités. Il faut dire que la marina du Marin n'incite pas à faire trempette, l'eau y est trouble, le fond de la baie n'est pas assez brassé. En revanche, elle est cernée par la mangrove, ces arbres qui trempent leurs racines dans l'eau de mer ; à la tombée de la nuit, des hérons blancs se posent en grand nombre sur ces perchoirs, on dirait des fleurs de magnolia, et ils dorment, à quelques dizaines de mètres des voiliers. Merveilleux.

Samos et Persévérance ont programmé leur carénage pour ces jours-ci, je les quitte, je me dirige vers la Grande Anse d'Arlet : quelques heures de voile sous génois seul, je passe au pied du fameux rocher du Diamant dont les Anglais s'étaient emparé pendant dix-sept mois au dix-neuvième siècle (ils l'avaient appelé H.M.S. Diamond, comme un navire de guerre !) et je retrouve Lou Virus, avec Didier, Valérie et leurs trois filles. L'Anse d'Arlet est une crique paisible, quelques bistrots, deux épiceries, le grand calme, avec un petit côté Méditerranée avant le béton.

Didier et Valérie me racontent leur aventure : au terme de leur traversée de l'Atlantique, à quelques heures de la Martinique, vers 2 heures du matin, ils ont entendu des appels au secours dans la nuit noire. Grandes manœuvres, bouées, feux flottants, ils ont recueilli un type avec gilet de sauvetage qui, semble-t-il, barbotait là depuis plusieurs heures. Didier lui met une bonne claque dans le dos, dans le genre "tu l'as échappé belle" : cri de douleur et ils découvrent qu'il a une blessure dans le dos, un coup de couteau... Dès le début du sauvetage, ils avaient prévenu les secours à terre, le miraculé a été pris en charge par les gendarmes dès l'arrivée à quai. Il était apparemment originaire de Sainte Lucie, l'île à côté et on leur a laissé entendre que c'était sans doute un règlement de compte lié au trafic de drogue. Quelle arrivée après une transat !

Pendant les quelques jours passés ici, je fais deux allées et venues entre l'Anse d'Arlet et l'Anse Mitan ; il me faut environ une heure pour rejoindre ce mouillage, dans le sud de la baie de Fort-de-France. Je laisse Balum sur son ancre et je prends le bateau-navette pour la capitale martiniquaise : un quart d'heure pour arriver en plein centre ville, sans les problèmes de parking et de circulation. Je règle mes affaires de clearance avec la douane et je pars explorer la ville, le parc de la Savane, la Librairie Antillaise. Fort-de-France a quelques bâtisses intéressantes, en particulier la bibliothèque Schoelcher, mais ce n'est pas une très belle ville, je n'arrive pas à lui trouver beaucoup de charme. J'ai cette drôle d'impression qu'ici le métissage n'est pas terminé, comme un gâteau marbré. Je viens de terminer "Une enfance créole" de Patrick Chamoiseau et ce livre donne une idée très juste de ce côté bancal de la Martinique (et de la Guadeloupe), un peu de traviole entre France et créolité. Moi le petit blanc, je ne me sens pas toujours à l'aise ; j'entre dans un magasin, le silence tombe, réfrigérant... Je préfère largement la Martinique de l'intérieur, ou celle des petites criques, là c'est "pa ni pwoblem" (en français "no problemo").

Samos nous rejoint, carénage terminé et coque toute propre. Trois filles sur Lou Virus, deux filles et un garçon sur Samos, tous copinent comme il faut. On part à trois bateaux, à peine vingt minutes de navigation, vers l'Anse Noire. J'ai embauché Clément comme mousse. Je l'avais déjà embarqué aux Canaries et au Cap Vert, mais cette fois il fait tout : il s'occupe de l'ancre, démarre le diesel, barre, fait la route et s'occupe du mouillage à l'arrivée. Sans faute. Sur Samos, ils sont cinq, ce n'est pas toujours facile de trouver sa place, alors il en profite sur Balum. Je l'observe avec amusement, mais aussi avec admiration. Je suis impressionné par les enfants des bateaux voyageurs : ils perdent vite ce côté craintif, fuyant, étriqué qu'ont trop de petits citadins. Quelques mois plus tard, Bibi, sa mère, me confiera une réflexion de son fils : "J'ai compris cette année que les choses importantes dans la vie réelle ne sont pas importantes. Par exemple les marques..."

L'Anse Noire est à nous. Il y a juste la place pour nous trois. Cette mini-baie est bien protégée de l'alizé, ouverte à l'ouest, côté couchant. Une plage de sable noir, une petite jetée pour accrocher nos youyous, des cocotiers, un bistrot qui n'ouvre qu'épisodiquement ; pas de route, les habitués descendent sur la plage par un escalier de quelques centaines de marches. Des tortues nous narguent à quelques mètres des bateaux - elles nous narguent car dès qu'elles voient un appareil photo, elles plongent. L'anse est bordée de rochers, avec coraux et poissons multicolores. Le soir, discussions sans fin sous les étoiles. Le genre d'escales qui justifient une année de voyage.

Le nom du bateau devient souvent un raccourci pour désigner ses occupants : "Je vais dire bonjour à Lou Virus" signifie " Je vais dire bonjour à Valérie, Didier, Marilou, Gaëlle et Lily". C'est plus rapide. Mais tout se complique quand le bateau n'a qu'un seul occupant, surtout pour Lily, quatre ans, qui demande à sa maman : "Et Balum, c'est quoi le nom de son bateau ?"

15 janvier, nous levons l'ancre et mettons le cap sur Saint-Pierre, au nord de la Martinique. Cette ville a été dévastée en 1902 par l'éruption de la Montagne Pelée : trente mille morts. Aujourd'hui c'est un gros bourg assoupi. Nous mouillons devant la plage par dix mètres de fond. Dans la baie derrière nous, des bouées indiquent l'emplacement des épaves coulées par le cataclysme. Nous n'irons pas les voir, certaines sont à cinquante mètres de profondeur.

C'est mon anniversaire ! Tout le monde est à bord de Lou Virus ce soir, repas pizza arrosé au champagne. En cachette, ils m'ont tous préparé une chanson amoureusement recopiée en plein d'exemplaires par les enfants ; en voici les paroles (sur l'air de Santiano, bien sûr !) :



        C'est un bon capitaine que ce p'tit bonhomme
        Hisse et ho ! Joyeux matelot,
        De Quimper jusqu'à la Martinique,
        Il a traversé tout l'Atlantique.
        (refrain)

        Tiens bon la vague et tiens bon le vent cinquante ans (et deux ans)
        qu'il pass' vite le temps
        Autant dire que c'est en s'amusant
        Que la vie il la croque à pleines dents...

        Sur son fameux Balum fier comme un oiseau
        Hisse et ho ! Joyeux matelot,
        Solitaire sur son petit bateau,
        Des rencontres il en fait plein sur l'eau.
        (refrain)

        Et c'est devant Saint-Pierre ton anniversaire,
        Hisse et ho ! Joyeux matelot,
        Du champagne, des pizzas aux anchois,
        On va fêter ça comme il se doit !

Pour que mon bonheur soit complet, les enfants m'ont chacun préparé un très beau dessin. Dans l'après-midi Je passe dans le cyber-café local pour regarder ma messagerie, j'y trouve plusieurs "bon anniversaire". Merci à vous tous, des deux côtés de l'Océan.

Pendant la "Longue Route", Moitessier utilisait son lance-pierres pour envoyer des messages lestés de boulons et des pellicules photos sur le pont des cargos qu'il croisait. Ensuite il priait Neptune et le ciel pour que les marins ne rejettent pas le paquet par-dessus bord et le fassent suivre. Pas très fiable et à sens unique. Dans la légende des grands navigateurs, il y a la fameuse boîte aux lettres de Post Office Bay, sur l'île de Floreana aux Galápagos : un tonneau dans lequel chaque bateau de passage dépose son courrier et prend en charge celui posté par d'autres. Certaines lettres mettront six mois ou un an pour arriver à bon port. Plus simplement, on peut utiliser la poste restante : à condition d'être patient et prêt à prolonger ses escales, on peut recevoir des nouvelles ou des paquets. Internet a tout changé. En 2004, chaque bateau voyageur a une adresse électronique. Pas besoin d'ordinateur, il suffit de repérer le cyber-café local, on en trouve dans tous les ports du monde !

Je n'ai jamais autant écrit que cette année. Je soigne particulièrement les titres de mes courriers : humoristiques, rêveurs, exotiques selon l'humeur. A l'arrivée de ma transat, j'ai envoyé à tout mon carnet d'adresses un courriel intitulé "I did it ! by Did". Mais j'ai été payé en retour : quel bonheur de lire, à Mindelo ou à la Barbade, chaque fois que je trouvais un ordinateur connecté, dix ou quinze messages de mes amis, de mes frères et sœurs ! Il n'y a pas que les messageries sur Internet, et nombreux sont les équipages qui ont créé un site web qu'ils alimentent au fil des escales ; ainsi ceux qui sont restés à terre peuvent suivre leurs aventures sur écran, avec cartes, photos et plein d'anecdotes. Sur le site de Lou Virus, il y a même des enregistrements sonores d'oiseaux de la Martinique ! Sur celui de Balum (http://baleines.etc.free.fr), j'essaie de respecter un rythme mensuel pour chaque nouvel épisode et je me fais rappeler à l'ordre quand je traîne trop. Le client est roi - et il est parfois tyrannique ! Armelle, par exemple : "Chaque fin de mois, je vais sur le site pour lire les nouveautés. Et là, rien. Qu'est- ce qui se passe ?" Donc je me mets au boulot, même posé dans une crique du bout du monde, malgré des voisins qui me proposent un ti-punch. Ah ! La dure condition du voyageur ! Cette écriture implique évidemment une technologie qui est parfois contraignante sur un bateau : si les batteries sont à plat, plus de musique, plus de pilote automatique, plus de VHF, plus d'ordinateur... Certains font le choix de partir avec un équipement minimal : pas d'entretien, autant de temps gagné pour la sieste ! Pourtant si je repars un jour, je ne me séparerai pas de mon ordinateur, de mon appareil photo numérique ; si c'est possible, j'aurai même une connexion Internet à bord. Jusque dans les années quatre-vingt, le vagabondage sur les océans impliquait une coupure avec son monde, un exil choisi. Cette année, avec le téléphone cellulaire et les courriels, je n'ai jamais coupé le lien. Pour écrire mon livre de bord électronique, je profite des traversées, en attente du prochain cyber-café. Je suis parti en solitaire, pas en ermite.

16 janvier, 9 heures du matin : Je pars vers la Guadeloupe, seul pour une fois. Vingt-quatre heures de navigation, je longe toute la nuit l'île de la Dominique, je m'y arrêterai peut-être une autre fois. 9 heures le lendemain : j'arrive en Guadeloupe, pas loin de Pointe-à-Pitre, à la marina Bas du Fort. Je repère tout de suite Hobbit que je n'avais pas revu depuis Mindelo au Cap Vert ; Britta est là et m'aide à amarrer Balum. Chrysalide est au carénage, pas loin d'ici et ce soir nous trinquons tous au champagne pour fêter la traversée de l'Atlantique, la nouvelle année, mon anniversaire et s'il le faut, on inventera d'autres bonnes raisons pour passer une soirée ensemble !

Je passe deux jours dans cette marina ; avec Britta et Loïc, je vais faire des petits tours dans l'île pour des achats : Pointe-à-Pitre, la Place de la Victoire ; je découvre que cette Guadeloupe en forme de papillon est en fait constituée de deux îles, Basse-Terre et Grande-Terre, séparées par un canal marin, cette "Rivière Salée" ! On peut traverser l'île en voilier, les ponts se lèvent au petit matin. Je ne vois que l'agglomération, des banlieues assez sales, des zones commerciales et industrielles, rien de bien séduisant. Le coup de foudre pour cette île viendra plus tard, j'espère.

Je quitte la Guadeloupe plus tard que prévu, après m'être accroché avec un douanier. Je l'attendais patiemment pour qu'il remplisse ma clearance de sortie, le bureau était fermé en dépit de l'horaire affiché. Il arrive avec deux heures de retard, en chemise hawaïenne, de toute évidence il sort de sa sieste. Et manifestement aussi, c'est un "métro", un fonctionnaire qui vient de métropole. Il traîne les pieds, se fait prier et en plus, il se permet de critiquer ses collègues qui ont fait ma clearance d'entrée. Je me retiens d'être grossier. Il peut me créer beaucoup plus d'ennuis que moi, on se calme...

Je me dirige vers les Saintes, ce petit archipel de quelques îles que j'ai frôlé de nuit en approchant de la Guadeloupe ; j'arrive vers 19 heures 30, nuit noire, mais je trouve quand même Samos et Lou Virus ; Michel vient m'aider à jeter l'ancre. Hobbit arrivera demain midi.   Cette escale aux Saintes va être parfaite. Nous sommes mouillés devant la "maison du docteur", une maison en forme de proue de paquebot semblant sortir de la falaise. La baie est somptueuse, entourée de collines et de verdure, peut-être une des plus belles baies des Petites Antilles. Pas de gros immeubles, des petites maisons très colorées, des barques de pêcheurs. Beaucoup d'habitants de l'archipel descendent de pêcheurs bretons du dix-neuvième siècle et je découvre avec amusement des antillais blonds aux yeux bleus qui parlent le créole ! Surprenant. Nous sommes sur Terre-de-Haut, une île très découpée, collines pentues, plages et beaux paysages. Les promoteurs sont tenus à distance et les rues ont encore une ambiance paisible malgré les scooters de location. Des maisons ouvertes sur la rue, des enfants qui jouent, des épiceries bistrots toutes simples ; pourvu que ça dure...

Je pars le nez au vent vers la baie de Pompierre, de l'autre côté de l'île ; on dirait un cratère envahi par la mer, avec deux passes ouvertes vers le large. Je nage au milieu des coraux et je vois mon premier serpent de mer ! Il ne fait que trente centimètres de long, mais tout de même... Je monte au Fort Napoléon qui surplombe la baie ; collection de cactus, petit musée sur l'histoire de l'île depuis Christophe Colomb, mais ce qui me plaît beaucoup plus, ce sont les iguanes ! Ils vivent partout dans l'île, ils sont protégés, mais pas toujours faciles à apercevoir. Dans l'enceinte du fort, ils doivent se sentir encore plus protégés et du coup on peut les approcher. Ces dragons préhistoriques ont beau être absolument inoffensifs et végétariens, ils n'en sont pas moins impressionnants.

Je commence à faire des comptes à rebours : Bretagne, Açores, Bermudes, Saint- Domingue... Michel, sur Samos, me propose de faire la traversée du retour vers l'Europe à deux bateaux, ce qui me plairait beaucoup ; mais Samos, d'ici là, va aller se promener au carnaval de Trinidad, au sud des Antilles, il faut donc qu'on se programme un lieu de retrouvailles vers fin mars début avril. Les tractations sont en cours. 21 janvier : je quitte les Saintes. Mon épaule gauche me fait souffrir, encore une "péri-arthrite scapulo-humérale", j'ai déjà eu ce problème à l'épaule droite, il y a deux ans. Du coup l'autre Didier, celui de Lou Virus, vient relever mon ancre. Ah, la solidarité des Didiers n'est pas un vain mot !

J'ai baratiné la pharmacienne des Saintes pour qu'elle me donne un anti-inflammatoire, je n'ai pas d'ordonnance et elle craint que je fasse un ulcère perforant... Elle finit par accepter car je ne serai pas seul. En effet, à 18 heures 30, Balum, Hobbit et Chrysalide pointent leurs étraves ensemble vers l'Anse Mitan en Martinique ; navigation de nuit, je n'ai qu'à suivre la petite lumière du mât de Hobbit.

Pour la première fois depuis que j'ai quitté Morgat, je repère la Croix du Sud ! Ne vous moquez pas de moi... En fait ce sont Didier et Valérie qui m'en ont parlé, il suffit de regarder au sud vers 3-4 heures du matin, elle est là, au dessus de l'horizon. Oui, mais jusqu'à présent je naviguais vers l'ouest... J'avais souvent contemplé cette constellation dans l'hémisphère sud, quand j'étais tahitien, j'avais oublié.

Le vent va être variable, comme on dit à la météo : de 0 à 28 nœuds ! C'est l'habitude ici et plus encore quand on est sous le vent des îles. Un piton, une falaise et c'est le calme plat ; une vallée et c'est la rafale qui tente de coucher le bateau. Arrivés à 14 heures, nous retrouvons Persévérance qui est ici depuis quatre ou cinq jours. A bord de Hobbit ce soir-là, je souhaite bon anniversaire à Antoine et Brigitte, c'était le 11 et le 18 janvier. Nous sommes presque jumeaux, à quelques années près.

Le lendemain, j'accompagne Loïc de Hobbit à Fort-de-France avec le bateau- navette. Il doit trouver une banque, ainsi qu'un shipchandler pour acheter des produits pour son dessalinisateur. Je passe à la poste restante : une lettre et un gros paquet ! Une carte de Noël signée de toute la famille, un paquet bourré de papillotes, de nougats, de foie gras et puis une grande lettre. Quatre mille milles nautiques nous séparent, mais au fond pas tant que ça.

24 janvier : je fais mes adieux à Hobbit et à Persévérance, je ne sais pas si je les reverrai aux Antilles dans les mois qui viennent, on a tous des rendez-vous avec de la famille ou des amis qui viennent à des dates et dans des îles différentes... J'espère que nous nous recroiserons, même si c'est à Quimper ou en Suisse !

Je veux faire un tour dans les Grenadines. Ce nom me fait rêver, c'est suffisant comme motivation. C'est cela, le vrai luxe : une envie ? Hop ! On y va. Je quitte la Martinique, j'atteins rapidement l'île de Sainte-Lucie. Je pose mon ancre pour une nuit sur le fond sablonneux de Rodney Bay et je ne fais pas la clearance. Clandestin... C'est très mal ! On verra au retour. Grasse matinée dans cette baie ; il y a des bateaux magnifiques au mouillage, dont les deux grands voiliers du Père Jaouen, le Bel Espoir et le Rara Avis. Dans l'après-midi, en partant, Je vais les frôler pour les saluer et Balum a l'air bien petit. J'ai une route assez longue pour rejoindre Bequia dans les Grenadines : je dois longer Sainte Lucie, puis l'île de Saint-Vincent et j'arrive vers 11 heures le lendemain matin dans Admiralty Bay à Bequia. C'est un plan d'eau très abrité de la houle, mais malgré les collines qui le cernent le vent y est soutenu, il va faire tourner l'éolienne. Voilà qui tombe bien, j'ai envie de regarder des films et puis il faut que je prépare ma septième bouteille à la mer...

Chaque soir, au moins un ou deux grands voiliers font relâche ici, avec trois, quatre, cinq mâts... Et je ne parle pas des petits paquebots privés : c'est une escale select ! Au fait, j'allais oublier, on ne dit pas "Bequia", on prononce "békoué".

Au fond de Admiralty Bay se niche Port Elizabeth, la capitale, en fait un gros village qui s'est adapté doucement au tourisme ; sur le front de mer, on aperçoit quelques bistrots et des restaurants pieds dans l'eau sous les cocotiers, avec un petit quai de bois pour y arriver directement en youyou. Mais dès qu'on a parcouru quelques mètres dans le village, c'est à nouveau l'atmosphère caraïbe, les arbres à pain, les poules qui courent dans la rue.

Maisons de bois, maisons en dur également ; elles ont la plupart du temps une citerne sur le côté et un système de récupération des eaux de pluie avec les gouttières du toit. Le mouillage de Bequia a une spécialité qui me plaît bien, des "boat boys" qui proposent aux plaisanciers des services "à domicile" : eau, fuel, pressing, et même livraison des courses. On peut les appeler par VHF, le numéro du canal est peint sur leur barque. Voilà un petit métier astucieux et tout à fait adapté aux bateaux de charter qui n'ont pas de temps à perdre. De mon côté, tout bien réfléchi, j'ai du temps à perdre.

On parle créole et anglais ici, et comme dans les autres îles anglophones des Caraïbes, la culture rasta est partout. Les bonnets rayés vert-rouge-jaune (couleurs de la Jamaïque), où on essaie de cacher ses dreadlocks, deviennent un gros coussin sur la tête. Les bombages muraux célèbrent Jah, les boutiques regorgent de tee- shirts avec les photos de Haïlé Sélassié le prophète ou de Bob Marley... Et puis le reggae vibre partout, toujours. Je commence à prendre mes habitudes. J'ai mon ponton où je laisse l'annexe et j'ai bien repéré les lieux. Sur le petit chemin qui mène vers le bourg, je croise un rasta, un vrai, des dreadlocks jusqu'au milieu du dos, un sac en plastique à la main. Il m'aborde : "Hi, mon" et il me propose les mangues et les citrons verts qui sont dans le sac en plastique. Non merci, j'ai ce qu'il faut dans le bateau. Alors il m'explique plein de choses, entre autres que son fils qui a sept ans a une jambe cassée... Là dessus, un autre rasta m'aborde pour me proposer du cannabis. Il se fait chasser par mon vendeur ! Du coup, je me suis senti obligé de lui acheter des citrons. Le lendemain, je le croise à nouveau, il retente sa chance, je lui dis non, pas tous les jours. Il n'insiste pas.

Les guides de navigation pour Saint-Domingue sont rares : je furette dans la "bookshop" du village pour en trouver un, Floride, Bahamas, Vénézuela, non, je ne trouve pas. Tant pis, je trouve un très beau drapeau baleine, il fallait ça pour Balum, je me l'offre.

La location d'un scooter pour deux jours est hors de prix, d'autant plus qu'il faut avoir une "temporary driver's license", vingt dollars US de plus. J'hésite… Allez, ce n'est pas tous les jours qu'on peut explorer une île des Grenadines. Il me faut trente ou quarante minutes pour aller d'un bout à l'autre de l'île ; je crois que j'ai parcouru toutes les routes de Bequia, certaines deux ou trois fois ! Une particularité des îles antillaises, ce sont les "ralentisseurs" ; on les connaît en France, mais ici ils sont particulièrement mauvais. Avec mon scooter, en passant au pas, je vais racler trois fois sur quatre ! Il semble que dans la Caraïbe ce ne soit pas inutile : certains ici conduisent vraiment nerveusement, alors tout ce qui peut les calmer est bon pour la paix du lieu.

Vers le nord, il n'y a plus de village, la côte devient une île tropicale comme dans les films, plages désertes ourlées de cocotiers penchés au dessus de l'eau et protégées de la houle par le récif. C'est tellement joli que l'endroit a été repéré, mais il faut sans doute avoir les moyens : je devine sur les hauteurs quelques villas somptueuses, dissimulées derrière les flamboyants et les cocotiers. A quelques milles d'ici, il y a l'île Mustique, "l'île des milliardaires", où l'on peut, paraît-il, croiser Mick Jagger, Georges Bush Père et autres princesses anglaises...

Un guide de voyage apparemment ancien parlait d'un "Whaling Museum". Je le trouve après quelques heures de recherches : il est fermé, on va le transférer. Plus d'enseigne, mais son allée est ornée de mâchoires et de côtes de cachalots. Déçu, j'essaie de rentrer quand même, et finalement c'est le gardien chargé du nettoyage qui me renseigne sur les coutumes baleinières du pays. Je vais manger une "caesar salad" à Friendship Bay, au sud de l'île : de ma table, je vois l'île Petit Nevis et l'îlot Semples Cay, où l'on dépèce les cétacés. Eh oui, les Grenadines sont un des rares pays au monde où l'on tue encore des baleines ; ici c'est une chasse traditionnelle, pas de bateau-usine, pas de harpon explosif. Je vais apprendre le lendemain qu'on en capture quatre par an et certaines années, seulement deux. On est loin des centaines de rorquals massacrés par le Japon ou la Norvège. Et il semblerait que l'autorisation de chasse soit remise en question, ces jours-ci justement. Serait-ce l'influence bénéfique de Balum ?

Je me rends au "Sanctuaire des tortues" ; un ancien pêcheur y a créé un centre qui recueille les petites tortues à peine écloses sur des plages des Grenadines. Il les sauve des requins, les fait grandir deux ou trois ans et les relâche. C'est une entreprise privée. Il n'y a que les Anglo-saxons pour faire des trucs pareils ! J'y apprends aussi une chose affreuse : les bébés-tortues sont incapables de reconnaître leur maman ! Je plaisante, la visite est très intéressante, d'autant plus que ce sont ces espèces de tortues que l'on voit régulièrement au mouillage, autour des bateaux. Un soir, je laisse mon scooter verrouillé devant le petit quai où j'avais amarré mon annexe. Le lendemain matin, il a disparu. Ah, me dis-je, même dans ces îles paradisiaques, on ne peut faire confiance à personne. Je rumine en réfléchissant à ce qui va se passer avec le loueur, quand je découvre mon scooter : une bonne âme l'a garé à l'abri de la pluie sous un auvent de magasin à vingt mètres de là. Penaud et honteux, je le déverrouille et m'en vais discrètement...

Samedi 31 janvier, je pars vers l'île de Mayreau. Il fait un sale temps, nuages, grains, rafales ; j'avais prévu d'aller poser mon ancre dans Salt Whistle Bay, au nord de l'île, une baie minuscule bordée de cocotiers : elle semble pleine, une dizaine de voiliers l'encombrent déjà et se font secouer. Didier de Lou Virus m'avait donné une fiche récupérée sur le web qui parlait d'une cinquantaine de bateaux ! Il doit y avoir erreur, comment pourrait-on les mettre tous dans un abri si petit... Je continue vers Saline Bay, à l'est de l'île, dans des rafales de 25-30 nœuds. Je me fais presque pousser par le ferry inter-îles et je vais m'installer pas trop loin de la plage. Il pleut, une longue houle soulève les bateaux avant d'aller déferler sur les hauts fonds. Pas très rassuré, je ne gonfle pas l'annexe, je reste à bord. Je dors quand même.

Le matin, il fait beau. Je refais le trajet en sens inverse, j'arrive devant la minuscule Salt Whistle Bay, il reste quatre bateaux, je rentre et pose mon ancre. Aucun doute : c'est un des plus jolis mouillages depuis mon départ de Morgat ! Imaginez une petite baie circulaire dont un quart de la circonférence est ouvert vers le nord-ouest. Du côté est, la baie n'est fermée que par une langue de terre d'une vingtaine de mètres de largeur, couverte de cocotiers. Sable blanc. Derrière les palmes il y a un hôtel pratiquement invisible et c'est tout. Au loin, j'aperçois les Tobago Cays. Du vrai cinémascope.

Je retrouve ici Audélie, le bateau d'Olivier et Valérie, je les avais rencontrés à La Barbade. Avec Valérie, nous grimpons sur le petit promontoire qui ferme la baie. Autour de nous, des plantes grasses agressives nous interdisent de sortir du sentier. Nous faisons quelques photos. Je passe la soirée sur leur Dufour 4800. Des étoiles, pas une ride sur le plan d'eau. C'est beau les Grenadines. Au matin, Audélie lève l'ancre. Je grimpe vers le village ; l'île compte seulement deux cents habitants. Sur le sommet de l'île, je visite une petite église de pierre construite par un prêtre français il y a cinquante ans. Les enfants vont à l'école en uniforme, comme souvent dans ces îles où l'Angleterre a laissé sa trace. Quelques épiceries, quelques bistrots, pas de luxe, mais une tranquillité, un calme apaisants.

Je me prépare à cingler vers les Tobago Cays, un "must", paraît-il, en tout cas c'est ce qu'on dit dans les guides ! C'est aussi l'opinion de Samos et de tous ceux qui y sont allés. Ce sont quelques "îlets" - on ne dit pas "îlots" ici - entourés d'une barrière de corail qui les protège de la houle du large. Les noms sont plaisants : Petit Rameau, Petit Bateau, Petit Tabac, et un récif au large s'appelle World's End Reef, le récif du bout du monde ! Voilà une escale que je ne veux pas manquer.

Depuis Mayreau, je fais la route au moteur face au vent, trois quarts d'heure sur une mer hachée. Je passe entre Petit Rameau et Petit Bateau par un goulet qui doit faire cent mètres de large et je pose mon ancre dans trois mètres d'eau transparente, sous le vent de l'îlet de Baradal : une pure merveille ! Je me retrouve comme dans un lagon polynésien, l'eau qui change de couleur, du turquoise clair à l'outremer selon la profondeur, la navigation à vue entre les pâtés de coraux, l'impression d'être en plein océan : en effet la barrière de corail est à cinquante centimètres sous la surface, on ne la voit qu'en transparence. Je saute dans l'annexe ; il y a des bouées par-ci par-là pour s'amarrer, il est défendu de mettre une ancre, nous sommes dans un parc national, une réserve protégée.

Je plonge. Un à deux mètres d'eau, le sable est parcouru des reflets changeants du soleil, les massifs coralliens prennent des airs de bijoux vivants, d'édredons fleuris, de châteaux cathares de dessin animé. Je me retrouve face à une grosse tortue que j'essaie de poursuivre ; je palme, je m'essouffle, elle gagne. Les fonds sont vraiment magnifiques, visibilité parfaite, toutes sortes de coraux et une profusion de poissons bariolés. Il y a beaucoup de corail "mou", ces gorgones qui ondulent au gré des vagues comme des arbustes, et de gros poissons perroquets qui se méfient quand j'arrive. Les tout petits poissons se révèlent plus effrontés, ils viennent presque me mordre ! Au détour d'une patate de corail, je me retrouve face à une raie d'un mètre d'envergure qui se promène nonchalamment. J'arrive à la suivre sans peine, j'admire son élégance élastique.  

Il y a du monde ici, les Tobago Cays sont une escale obligée pour tous ceux qui naviguent dans le sud des Caraïbes : il y a trente, quarante bateaux au mouillage, mais il reste de la place, on ne se gêne pas. Et il fait beau. Ce soir je rends visite à mes voisins, à bord d'Elodie Two, déjà croisés à Saint- Pierre et aux Saintes. Lui est morlaisien, alors je viens à leur bord avec de la bière Coreff, brassée à Morlaix. Le hasard fait qu'ils ont des amis des Côtes d'Armor pour quelques jours à bord : on est presque en Bretagne...

Je ne me lasse pas de ce bonheur des rencontres : elles sont sans doute éphémères, elles sont d'autant plus intenses. Nous ne nous reverrons peut-être jamais et nous le savons. Réminiscence : à mon arrivée à Quimper il y a une vingtaine d'années, j'ai eu un appartement au quatrième étage sans ascenseur. Matin et soir, je dévalais l'escalier, quatre paliers, cela pendant six ans. Je n'ai fait la connaissance d'aucun de mes voisins, à part quelques bonjours marmonnés derrière des portes aux trois quarts fermées. Quelle tristesse ! Dans la petite communauté des voyageurs aquatiques, c'est l'inverse : j'en connais qui, à peine ancrés, sautent dans le youyou et partent saluer tous leurs voisins de mouillage ! Dans les grandes marinas antillaises, j'ai appris à repérer le voyageur au long cours et celui qui descend d'un avion pour embarquer sur un catamaran de location pendant dix jours : l'un vous salue avec le sourire, l'autre vous évite du regard... Caricature ? Bien sûr, mais pas tant que ça. J'ai sans doute un tempérament ouvert, prédisposé aux contacts, mais pourquoi n'ai-je rencontré personne dans ma montée d'immeuble ? Ai-je donc tant changé ? Je pense simplement que le voyage nettoie la tête, fait tomber les blocages. J'ai largué les amarres pour découvrir l'océan, peut-être, mais aussi (surtout ?) pour découvrir les autres, mes frères du monde. Pourquoi partir si loin ? Parce que dans mon immeuble...

Il va falloir que je quitte cet endroit de rêve, je dois être en Martinique bientôt pour le carénage de Balum et puis des amis arrivent de métropole. La météo annonce du vent de nord-est 4 à 5, rafales à 25 nœuds, voilà qui ne fait pas mon affaire... Pendant mon petit déjeuner, des rafales montent à 30 nœuds. Heureusement pour le captain la bourrasque se calme, n'oublions pas que je remonte l'ancre à la main. Je vais mettre 5 heures 30 à atteindre Bequia, je me fais secouer, Balum se fait rincer. L'allure est très près du vent et ce n'est pas bien, ce n'est pas ce qui est écrit dans les guides !

Ce soir, pour me consoler de cette étape humide, je mange des fruits de mer dans une auberge au bord de l'eau ; je vais beaucoup mieux après. Le lendemain matin, je fais ma clearance de sortie des Grenadines, j'achète des yaourts et je consulte ma messagerie dans un cyber-café. Je suis prêt. Midi, je pars pour vingt-quatre heures de navigation. C'est comme la veille, en mieux encore : des rafales à 33 nœuds dans le "canal" entre Bequia et l'île de Saint- Vincent ! C'est toujours dans les "canaux" entre les îles que le vent est le plus fort, l'alizé accélère dans ces goulots. Mais là, le vent a décidé d'être nettement trop musclé à mon goût... Je voulais aller directement en Martinique, finalement je m'arrête à 5 heures du matin sur l'île de Sainte-Lucie, à Rodney Bay, comme à la descente. Je dors quelques heures au calme. A nouveau, je me dispense de clearance. Clandestin pour la deuxième fois... 9h30 : je repars, après trois heures de sommeil et un bon petit déjeuner. La fin du trajet sera parfaite, le vent a tourné, la mer s'est calmée, j'arrive rapidement au port du Marin. Comme la marina affiche complet, je vais jeter mon ancre pas trop loin du quai et je fais la sieste.

J'allais oublier : j'ai vu, en longeant Saint-Vincent, une grosse tortue-luth, une "leatherback turtle", comme disent les Anglais. J'ai d'abord crû voir un énorme pneu de camion flottant verticalement, mais non, c'étaient les nervures de sa carapace noire et luisante. J'observe souvent des petites tortues, celle-ci sera la seule de son espèce aperçue dans mon périple.

Samedi 7 février : journée humide. Généralement les averses tropicales durent un quart d'heure et puis le soleil revient. Ce matin il y a de l'abus : pendant un grain, les rafales montent à 42 nœuds ! Autour de Balum, tous les bateaux au mouillage sont sur le qui-vive, ce qui ne va pas empêcher trois d'entre eux de déraper dans des accélérations. Mon ancre de luxe ne bouge pas, mais je contrôle quand même ma position au GPS. Je veille, je reste à bord. De toutes façons, je n'irais pas à quai avec l'annexe sous une averse pareille, mon petit hors-bord n'arriverait pas à me faire avancer et je serais trempé.

Le soleil revient, je vais à terre. Je confirme ou prends des rendez-vous pour Balum. Tout doit être révisé pour la suite de cette aventure, en particulier pour la traversée retour. Je me suis trouvé une voiture à louer. Tarif imbattable, mais j'en ai pour mon argent, pas plus ! C'est une Golf qui à mon avis doit avoir des problèmes pour passer le contrôle technique... Elle est rayée, cabossée, la porte passager n'ouvre que si on le lui demande avec tendresse, le levier de vitesses annonce cinq vitesses mais le moteur n'en a que quatre, le voyant d'huile clignote en permanence, mais "c'est pas grave, j'ai fait tous les pleins", me dit mon loueur... Au moment de payer, il découvre qu'il n'a plus de facturettes spéciales pour les cartes bleues. Il prend un air drôlement embêté : "Vous pouvez payer en liquide ?" Coup de chance incroyable, nous sommes à trois mètres d'un distributeur de billets. Je fais semblant de croire à la coïncidence et je le règle en liquide… Elle roule, elle freine, c'est tout ce que je lui demande.

Coup de téléphone de Hobbit : ils sont à l'Anse d'Arlet, pas loin d'ici. J'irai les rejoindre demain et je vais essayer de voir Eric et Christine, de Chrysalide, à Fort-de- France. Christine a des problèmes de santé, mais son moral remonte. La semaine prochaine sera technique pour Balum. Pour moi, eh bien je vais avoir le plaisir d'accueillir des amis de métropole. Enfin je saurai tout sur la vie de ceux qui sont restés dans les pays froids et qui travaillent. J'attends cette coupure avec impatience : une pause dans les vacances, c'est encore des vacances ! C'est l'hiver, c'est le mois de février et je viens d'écouter la météo locale : l'eau est toujours à 27°. Je crois que je vais réussir à tenir le coup.  

Dans le port du Marin, en Martinique,
à bord de Balum, Le 7 février 2004.

 

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