BALUM vers le Banc d'Argent

Baleines, etc - le sommaire

Les aventures de Balum - le sommaire

les photos de la neuvième bouteille à la mer

chapitre suivant

Neuvième bouteille à la mer - mars 2004

 Des tours en montagne et des ronds dans l'eau

Musique : Norah Jones - Come away with me
Cesaria Evora - Voz d'amor

Certains collectionnent les poupées Barbie, d'autres les cartes téléphoniques, moi ce sont les îles. J'éprouve un plaisir sans mélange à en explorer de nouvelles, et c'est mieux encore si elles sont lointaines et mythiques. Ainsi, je me suis offert quelques morceaux de choix : l'île de Pâques, la Terre de Feu, la Tasmanie, l'île Stewart au sud de la Nouvelle Zélande, Bali, Ceylan... Sur l'étagère d'en dessous, j'ai rangé la Nouvelle Calédonie, de nombreuses îles de Polynésie, l'île de Montecristo au large de l'île d'Elbe, les îles Hawaii, Singapour, l'île du Prince Edouard pas loin de la Gaspésie. En dessous encore, des spécimens plus proches, les Glénan bien sûr, et des îles bretonnes, anglo-normandes, méditerranéennes. Je ne m'en lasse pas. Ce tour de l'Atlantique me comble, puisque mon périple doit me conduire de Madère aux Açores, en passant par les Canaries, l'archipel du Cap Vert, les Petites Antilles, Saint-Domingue, les Bermudes. Un jour, j'ai même voulu acheter une maisonnette à l'île de Sein, haut lieu des légendes familiales : mon grand-père y a été médecin, mon père y a passé quelques années de son enfance. Je n'ai pas concrétisé cet achat, trop compliqué. Aujourd'hui je rêve de vivre à l'Ile-Tudy, dans le Sud Finistère ; en fait c'est une presqu'île, mais j'aimerais tant que mon adresse soit une île ! Drôle d'idée, non ? Est-ce le côté aquatique de ces bouts de terre, leur caractère clos, leur proximité qui me séduisent ? Le monde est si grand, alors un microcosme qu'on peut embrasser d'un coup d'œil est-il plus facile à connaître, à maîtriser, à apprivoiser ? Pourtant, ma première année de vie en Polynésie avait été difficile : je tournais en rond, j'étouffais, l'horizon m'enfermait. Je ne cherche plus à comprendre et je rêve aujourd'hui de visiter l'île de Robinson Crusoé, Pitcairn, Mangareva, les Marquises...

Dimanche 14 mars, je file à l'aéroport de Pointe-à-Pitre : trois amies viennent me rejoindre pour une semaine, Anne et les deux Claude. Elles ont réservé une maison sur la côte caraïbe de la Guadeloupe. Je sais déjà que ce sera facile de vivre un séjour agréable avec ces trois-là. Nous avions testé nos capacités à voyager ensemble au Far West il y a quelques années : beau souvenir. Je les avais rencontrées à Tahiti, nous étions voisins et notre goût commun pour les Tropiques et le voyage nous avait rapprochés. La "Route de Traversée" de la Basse Terre de Guadeloupe est très belle. Les filles découvrent les buffles avec leur ibis sur le dos, les "cabris" antillais, ces chèvres et ces moutons que l'on retrouve partout ; et puis les champs de canne à sucre, les talus couverts de fougères géantes, les cocotiers. La recherche des "Petites Fleurs de Poirier", notre lieu de résidence pour une semaine, s'avère délicate. Il faut quelques va-et-vient entre Bouillante et Pigeon pour finir par arriver à bon port. L'accueil de Nicole et Florent, les propriétaires, est chaleureux. Visite des lieux : la maison est accrochée sur les premiers contreforts du volcan, pimpante et aérée, piscine, terrasse, hamac. Elle est vaste, confortable, avec un environnement de bougainvillées et de fleurs diverses, sans oublier une vue magnifique sur l'îlet Pigeon. Nos hôtes nous offrent un punch planteur, mais eux ne boivent que du jus de fruit parce que c'est Carême… Une fois les valises déballées, nous descendons dîner dans une petite auberge ; un moment un peu hors du temps, nous sommes heureux de ces retrouvailles.

Premier matin. Nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse. Pluie intermittente ; il va pleuvoir assez souvent cette semaine. Claude se met au soleil, se replie sous l'averse, retourne tenter une bronzette sur la pelouse humide. Séances de tartinage de crèmes à haute protection. Anne bouquine, l'autre Claude et moi bricolons des photos sur l'ordinateur.

Courses au supermarché. Nous nous arrêtons au bord de la route pour acheter des fruits, des papayes vertes, du gingembre et des légumes auprès d'une femme qui nous nous fait cadeau de "safrouin", une épice pour parfumer notre ratatouille. Dans sa boutique elle a mis en laisse son chat qui a l'air de trouver ça normal. Nous déjeunons en buvant de la bière "Carib" et de l'eau pétillante "Didier", l'eau minérale martiniquaise. Après une petite sieste, nous partons vers Deshaies pour visiter le jardin botanique créé sur l'ancienne propriété de Coluche. Nous passons quelques heures à nous promener au milieu de fleurs, d'arbres, d'oiseaux. Plan d'eau avec des lotus, fausse cascade plus vraie que nature, hibiscus, arbres du voyageur, fromagers aux racines en forme de draperies, orchidées, palmiers royaux et même un vrai baobab. Des oiseaux en semi-liberté animent ces espaces, des flamants roses, des perroquets braillards, des perruches. Petite marche sur la plage de Deshaies ; la baignade est tentante, mais il est tard et la mer est assez remuante. Nous serons mieux sur notre terrasse à admirer le coucher du soleil.

La matinée est flemmarde, mais c'est si bon. Averses sporadiques. Nous nous arrêtons pour dire bonjour à  Balum, le marinier m'a dit de passer à la capitainerie pour régulariser ma situation : "Ah bon ? On vous a dit de passer ? Pour quelle raison ?" On respire, on ne s'énerve pas... Nous allons manger à La "Berge Créole", sa terrasse donne sur la marina. Après le café, le marinier me tombe dessus : il faut bouger Balum parce qu'il occupe l'emplacement du bateau d'un "petit blanc qui est très désagréable et qui crie", me dit-il. La gestion du port, c'est sûr, est tropicale, pas très rigoureuse et échappe à notre logique. Je rencontre le petit blanc, il braille, il est détestable, puant. Pas de chance, je n'ai pas les clés ! Ah que je suis désolé ! Nous prenons la route pour aller aux chutes du Carbet, sur le flanc du volcan, des cascades fabuleuses, paraît-il. Hélas un éboulement récent a coupé la piste, apprenons-nous une fois arrivés au dernier parking. Une averse diluvienne nous cloue sur un banc sous un kiosque. La végétation est luxuriante, l'atmosphère est brumeuse. C'est aussi ça, les Tropiques. Retour vers la marina de Rivière-Sens. J'ai oublié les clés du bateau, mais après réflexion, je me suis rappelé qu'un hublot était mal verrouillé. Je réussis à ramper à l'intérieur, on va pouvoir le conduire à son nouvel emplacement. Avec mes trois équipières, nous faisons une croisière de cinq minutes. Il pleut toujours lorsque nous rejoignons à la nuit les "Petites Fleurs de Poirier".

Lever aux aurores : j'ai proposé aux trois aventurières d'aller pour la journée aux Saintes. La Guadeloupe est un ensemble d'îles : l'île principale constituée de Basse Terre et Grande Terre, La Désirade et Marie Galante que nous apercevrons de loin et le petit archipel des Saintes. A Trois-Rivières nous embarquons dans le ferry, un gros catamaran rouillé et cabossé. Traversée rapide, trente minutes. C'est presque trop. La mer est houleuse, les coques tapent, on fait des bonds façon rodéo. Claude en est retournée comme une vieille chaussette... Accostage dans la baie des Saintes. J'emmène la troupe vers le Fort Napoléon. Je veux leur présenter quelques iguanes de ma connaissance. Nous allons ensuite visiter le musée. On y admire les "non-portraits" de mon maître Christophe Colomb, ils datent du seizième siècle et n'ont pourtant aucune ressemblance entre eux : il n'y en a eu aucun de son vivant, alors leurs auteurs ont fait preuve d'imagination ! Déjeuner sur une terrasse rafraîchie par l'alizé au bord de l'eau. Des pélicans dorment dans des barques à quelques mètres. Petite balade à la plage de Pompierre. L'eau est presque fraîche, elle doit être à 24°, on se baigne quand même. De retour vers Trois-Rivières, la mer s'est calmée, tant mieux. Claude se tient beaucoup mieux qu'à l'aller… La journée a été belle, ensoleillée et j'en suis ravi. Décidément l'archipel des Saintes est une de mes escales préférées.

La journée démarre sereinement. Claude est à nouveau en pleine forme. Après avoir concocté le programme de la journée, elle part à pied, en éclaireur. Les trois autres s'arrêtent à la maison forestière de Bouillante ; des amis cévenols ont chargé Claude et Anne d'une mission, remettre des cadeaux à de vieux amis, Patou et Manu, installés ici depuis une dizaine d'années. Corvée très facile, leur salle de séjour est une terrasse ombragée de cocotiers face à la mer caraïbe. Nous prenons la direction de Basse-Terre, nous allons visiter la distillerie du rhum Bologne. Elle est au milieu des champs de canne à sucre ; les hangars et la machinerie ont l'air d'avoir un siècle, mais tout est bien astiqué. La salle de l'embouteillage, mécanisée, nous rappelle "Les Temps Modernes" de Chaplin. La récolte a commencé, nous assistons au défilé des tracteurs ; je plie une canne et, surprise, il en coule un jus fluide comme de l'eau ; je m'attendais à quelque chose d'épais comme du miel.

Nous avons envie de voir des plantations de café et autres cultures tropicales. Nous prenons une petite route mal goudronnée qui devient un chemin de terre défoncé. Après quelques kilomètres tourmentés, nous abandonnons la voiture, nous poursuivons à pied, de virage en virage, suivant la ligne électrique qui doit bien mener quelque part, tout de même ! Soudain un bruit de mécanique pétaradante. Une tronçonneuse ? Une pompe ? Non ! Une tondeuse à gazon ! Finalement nous arrivons à la Caféière Muscade. L'habitation, privée, est classée au patrimoine et il y a du travail pour la restaurer. On est au bout du monde, la maison des maîtres était située sur la hauteur, loin des miasmes et des grosses chaleurs de la côte. On essaie de s'imaginer l'époque où des "békés" faisaient trimer des esclaves sous le soleil implacable... Plongeon dans la piscine de notre résidence au retour. Nous nous prélassons, les doigts de pied en éventail, face au soleil qui se couche sur la mer caraïbe.

Cette nuit, "la plie ka tombé" ; ensuite il fait très beau. Nous commençons notre journée par un passage à la Maison du Cacao. C'est une petite exploitation familiale et je saurai enfin à quoi ressemblent les cabosses du cacaotier. On nous offre un chocolat chaud, matière première "maison". Nous nous arrêtons pour déjeuner au Gîte des Mamelles sur la Route de Traversée. Nous goûtons du féroce, du colombo, du kalalou, du chatrou. Comme nous avions vu une carte postale sur laquelle on croyait distinguer de la neige sur les palmiers, nous interrogeons notre hôtesse ; elle nous explique qu'il s'agit sans doute de cendres et la conversation s'engage sur les éruptions et le drame de la Soufrière qu'elle a vécu petite fille en 1976. Elle se souvient de tous les réfugiés de la Basse Terre qu'il avait fallu accueillir sur la Grande Terre, pendant plusieurs mois, alors qu'elle habitait Pointe-à-Pitre. Finalement l'éruption meurtrière annoncée n'avait pas eu lieu.

Nous arrivons à la Maison de la Forêt. La réceptionniste n'est pas bavarde ; tandis qu'on la questionne, elle paraît nous ignorer, l'œil rivé au plafond. Intrigués, nous suivons son regard : un gecko de bonne taille est cramponné à une poutre au- dessus de sa tête. Au retour de notre randonnée, la situation n'ayant pas évolué, elle en a pris son parti, sachant l'animal inoffensif. Nous avons suivi le Sentier "Découverte" après passage sur un pont suspendu. Nous sommes en pleine forêt tropicale, la jungle, la "rain forest", au milieu d'une végétation carrément amazonienne, un monde humide, vert, impressionnant. Nous précipitons le retour pour embarquer sur le dernier bateau à fond de verre de la journée qui mène à l'îlet Pigeon, dans la réserve Cousteau. Je me baigne avec Claude. On nous a prêté des masques et des tubas, mais mon masque prend l'eau... Je passe à de nombreuses reprises sous le fond transparent du bateau et l'autre Claude est censée prendre la photo. Les passagers crient : "Il arrive ! Là, à gauche ! A droite !" Mais ces saletés d'appareils numériques ont la fâcheuse manie de se déclencher avec un temps de retard. Je bois la tasse, je m'essouffle et Claude réussit à photographier une palme, une main, un bout de mon crâne... Aux Petites Fleurs de Poirier, nous barbotons à nouveau dans la piscine alors que le soleil rougeoie à l'horizon.

Comme d'habitude, nuit et petit matin avec des pluies irrégulières. Nous empruntons la Ravine Grande-Rivière pour explorer l'Habitation La Grivelière, une ancienne plantation de café. Sous la houlette de notre guide, Rosy, nous faisons une visite captivante. Elle nous détaille la végétation : bols d'eau, papayers, roses de porcelaine, caféiers à différents stades, balisiers, bananiers d'ornement, piments. Elle nous raconte l'histoire de l'Habitation, nous parle de l'esclavage. Le tour est fini, elle nous fait déguster un délicieux café fraîchement torréfié. Rosy fait vraiment bien son boulot. Nous sommes curieux de savoir quelle est sa formation : un cursus universitaire en Sciences, en Biologie ? Sa réponse est magnifique : "Ma grand- mère". Avec Claude, nous parlons du racisme, de l'esclavage. Les Guadeloupéens sont Français sans en avoir eu le choix ; ils sont avant tout Guadeloupéens. Ici les rapports sont altérés par un passé douloureux et ce n'est pas vraiment fini : les entreprises, l'argent, le pouvoir sont encore pour une bonne part détenus par les békés. Claude essaie de préciser cette gêne mêlée de culpabilité qu'on ressent de façon confuse : "La traite des noirs, l'esclavage, avaient une couleur américaine, dans laquelle je n'étais pas impliquée. Et là, tout à coup, je réalise que ces êtres portent dans leur passé des souffrances que nous, Français, leur avons infligées, autant que les Américains en d'autres lieux". Il a fallu attendre le 27 avril 1848 pour que le ministre français Victor Schoelcher proclame l'abolition de l'esclavage.

En rentrant aux Petites Fleurs de Poirier - ce poirier, c'est un arbre local utilisé en ébénisterie, nous apprendra Florent notre propriétaire, lui-même menuisier et charpentier - nous nous arrêtons à Vieux-Habitants pour photographier le "Mawon de la Liberté". Ce bronze représente un "nègre marron", un esclave évadé qui vient de briser ses chaînes dans un beau mouvement assez violent, le corps tendu vers l'avenir. Soirée paisible bien que nous commencions déjà à penser aux préparatifs de départ. Eh oui, une semaine, c'est court !   Dimanche matin : un dernier petit déjeuner avec le spectacle des colibris butinant les hibiscus de notre jardin. René, mon beau-frère, nous rejoint. Il est en mission aux Antilles pour quelques semaines. Nous revenons vers l'aéroport. Au large on aperçoit La Désirade, la mer déferle sur les rochers. Derniers adieux. C'est fini. Eh oui, Anne et les Claude quittent cette terre tropicale, elles sont reparties vers les pays froids et ces jours passés avec elles ont été comme une cure relaxante ! Imaginez donc, de la montagne, des forêts, des brumes presque automnales, c'était très dépaysant pour moi ! Nous nous sommes peu baignés, à part dans la piscine de notre résidence. Le marin a plutôt l'habitude de regarder la périphérie des îles, cette semaine a été un regard vers l'intérieur, la terre plutôt que la mer ; l'Argoat plutôt que l'Armor, comme on dirait à Quimper. J'avais eu un contact rapide avec la Guadeloupe il y a quelques semaines et j'en avais éprouvé un enthousiasme mesuré : constructions sans charme, trop de voitures... Ma petite sœur Claire m'avait écrit de sa campagne bretonne qu'elle en avait été toute chagrinée, ayant vécu des séjours en famille inoubliables ici ! Qu'elle se rassure, cette semaine m'a fait découvrir une île attachante, avec une végétation tropicale souvent extraordinaire.

    Mais d'où vient le mot Guadeloupe ? Claude a fureté sur le web, voilà le résultat en quatre propositions.
    1 - "Le père Dutertre (1610 – 1687), un des premiers chroniqueurs de l'île, fut bouleversé par la beauté et la clarté de ses eaux et lui aurait attribué pour cette raison le nom d'un auteur célèbre de cette époque appelé Lopez ; d'où le nom de "Agua de Lopez".

    2 - L'origine du mot Guadeloupe remonte à l'époque de la conquête de l'Espagne par les Arabes. En effet, beaucoup de noms de lieux furent alors empruntés à la langue arabe. Leur prononciation en espagnol les transforma progressivement. C'est ainsi que les mots commençant par "agua" tirent leur origine de l'arabe "oued" qui signifie rivière. Cette comparaison suffit (!) pour montrer que le mot Guadeloupe est aussi d'origine arabe. En le décomposant, il est facile de trouver la forme primitive Guad-al-upe, ce qui revient à oued-el-oub. Précisément cela se traduit par rivière de l'amour.

    3 - Mais il est plus vraisemblable que le mot "Guadeloupe" fut donné à l'île par Christophe Colomb lors de son débarquement à Sainte-Marie de la Capesterre, le 4 novembre 1493, pour rendre hommage à "Santa Maria de Guadalupe de Estremadura" auprès de laquelle il s'était rendu en pèlerinage en Espagne pour la remercier de l'avoir sauvé de la tempête pendant son premier voyage.
    4 - L'île était sans nom pour les conquérants espagnols, mais pas pour ses habitants les Indiens Caraïbes qui l'appelaient "Karukéra", ce qui signifiait "l'île aux belles eaux".  

René m'invite dans un superbe hôtel de Gosier, avec lagon artificiel et cocotiers partout : baignade haut de gamme au coucher du soleil. Le soir nous mangeons chacun une langouste grillée accompagnée d'un délicieux gratin de cristophines. Il vient le lendemain à bord de Balum ; je lui fais visiter ma maison flottante, puis il m'emmène dans un petit hôtel tenu par un de ses amis, non loin de là ; en fait, le petit hôtel a cent trente-cinq chambres, il est caché au fond d'une crique envahie de cocotiers et de flamboyants, avec piscine surplombant la plage. Nous mangeons avec le propriétaire des lieux. Celui-ci nous emmène visiter les locaux, terrasse avec chaises longues pour le farniente, chambres face au large et il nous présente les iguanes de l'hôtel qui se dorent au soleil : le comble du luxe, c'est d'avoir des reptiles préhistoriques à quelques mètres de sa terrasse ! Mais il préfère que les publicités et les catalogues ne le signalent pas, il paraît que ce genre de détails inquièterait plutôt les clients potentiels... Lors du passage du cyclone Lenny, en 1999, des vagues de neuf mètres déferlaient dans la crique juste sous l'hôtel, cette adorable calanque toute paisible. J'en frémis.

René me pose au bateau. Avant de filer prendre son avion, il me donne un coup de main pour grimper dans la mâture, je veux changer l'ampoule du feu de tête de mât ; épisode lamentable, je n'arrive pas à dépasser les barres de flèche. Je n'ai pas encore trouvé la bonne méthode pour installer mon échelle en sangle, elle tourne, je me coince les pieds, je m'essouffle, je me tétanise... Mon sauveur va s'appeler Didier, le skipper de Neurone. Me voyant misérable, il me propose spontanément de grimper là-haut, il a déjà eu la même échelle : merci ! Je me sens ridicule...

Didier navigue en solitaire à bord de Neurone qu'il a fabriqué lui-même : un très joli bateau en bois moulé de 9,75 mètres, avec deux dérives et deux safrans. Du beau travail, et comme le tout est très léger, la bête va vite. En traversant l'Atlantique, il a cassé la bôme et le gouvernail, il a continué sans problème à fond la caisse en équilibrant le bateau avec les voiles. Il est parti pour faire le tour du monde : bon vent !

Le lendemain matin, départ pour l'Anse Deshaies que je connais bien. Navigation sans problème. 9 heures du soir, nuit noire, arrivée de Hobbit : Loïc et Britta arrivent de Nevis, au nord-ouest de la Guadeloupe. Nous nous étions donné rendez-vous par courriel, puis nous nous sommes enfin parlés cet après-midi quand nous avons été à portée de VHF. Dans l'obscurité, ils ancrent leur bateau au milieu des autres voiliers en s'aidant de leur puissant projecteur. Je passe la soirée avec eux. Le lendemain, je reste pour profiter de leur présence. Ils ont pêché un thon la veille et ils m'invitent à déguster les filets juste grillés moelleux, accompagnés d'une sauce blanche à la vanille et au citron vert : Loïc est un bon cuisinier ! Ils sont partis pour deux ans et descendent bientôt à Grenade, dans le sud des Antilles : c'est, paraît-il, un abri sûr pour la période des cyclones.

8h du matin, Loïc et Britta viennent me dire au revoir, je leur échange un bidon de purée en flocons contre un bocal de café en poudre et je pars vers Montserrat. Bon vent, les Suisses ! Encore un adieu un peu tristounet ; j'avais rencontré Hobbit à Porto-Santo, Loïc était venu me proposer son aide tandis que je cafouillais, j'avais jeté l'ancre trop près du quai, le vent soufflait trop fort à mon goût... Loïc était aussi là pour m'aider à amarrer Balum à Ténérife ; il était encore là avec son annexe pour monter à bord lors de mon arrivée au Cap Vert après une traversée harassante ; plus tard Britta m'avait accueilli au ponton de Pointe-à-Pitre. Comment vais-je faire sans eux dans mes prochaines escales exotiques ? Nous ne voudrions plus nous quitter. Hélas nous finirions par naviguer en escadre, vingt-cinq bateaux quittant les mouillages en troupeau. Voyager sur les mers, c'est aussi cela : des rencontres et des séparations, du plaisir et de la nostalgie.

Dans l'anse Deshaies,
à bord de Balum, le 27 mars 2004.

 

Retour en haut de la page                                       Chapitre suivant